Ils prennent tous les risques que peuvent prendre les mots, l’écriture. Celui de la poésie qui raconte un peu, éblouit beaucoup, suggère, laisse dans l’ombre le récit, les références. Celui, aussi, de ne pas dire qui parle, elle ou lui, la poète algérienne ou le romancier français, parsemant leurs chapitres non numérotés de quelques indices qui orientent le lecteur, mais laissent flotter une indécision volontaire : ils parlent la même langue, sur le même rythme, avec des mots et des styles dissemblables, mais qui s’imitent et se répondent.

Ils mêlent aussi leur récit commun de citations et de commentaires. En particulier de Jean Sénac, militant anticolonialiste qui a signé ses œuvres Yahia El Ouahrani à partir de l’Indépendance algérienne et est mort assassiné en 1973. Un meurtre jamais élucidé, au couteau, qui évoque celui de l’Arabe – sans nom – de L’Etranger.
Camus, Sénac, Kateb Yacine, mais aussi les moudjahidates (Zohra, Louisette, Djamila) traversent le texte tissé à deux comme fil de trame et fil de chaine se croisent sans se confondre, formant un assemblage solide, en français, langue commune, conquise et travailléepour toucher juste.
« La guerre est ce qui arrive quand la langue échoue »
Citant Margaret Atwood, les deux écrivains tentent ainsi non de dialoguer, mais d’éradiquer les non dits. Lui parle du racisme, celui de son plat pays d’enfance, la Seine-et-Marne, où l’Arabe était un voisin méconnu et rejeté. De la guerre, du 8 mai 1945, en France et à Sétif.
Elle évoque la décennie noire, l’échec démocratique, la langue amputée, les langues amputées de l’Algérie.
Tous deux descendent la Pente raide l’un vers l’autre, vers le rivage et la plage, les mouettes,un couteau à la main, la colère rentrée qui sourd encore, le silence tendu à se rompre, l’éblouissement de Meursault comme une excuse au meurtre.

Chacun reconnaît sa méconnaissance partielle de l’histoire commune de l’Algérie et de la France après l’Indépendance, sur l’autre rive. Le brouillard s’éclaircit peu à peu, au fil de la pente raide qui les mène l’un vers l’autre. Lui évoque son grand père qui a « fait l’Algérie » et n’est jamais sorti du silence. Elle contemple Cézanne, ses pommes et sa Sainte Victoire, les pentes d’Aix-en-Provence et son Centre de documentation historique sur l’Algérie (CDHA)qui expose une Algérie disparue. Celle des rapatriés, que les petits arabes du Jas de Bouffanne reconnaîtront pas.
Vivre ensemble nécessite d’affronter les mensonges, d’avancer pied à pied. D’écrire, de parler, d’écouter l’autre, et de refuser l’échec de la langue.
AGNÈS FRESCHEL
Pente raide, de Marin Fouqué et Samira Negrouche
Actes Sud – 16 €
Parution le 3 septembre
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