Précédant le concert du soir, une rencontre intitulée Ligeti et les polyrythmies africaines et animée par le pianiste Florent Boffard, permet à Simha Arom, de donner quelques clés d’écoute de l’œuvre de Ligeti au programme de la soirée (Concerto pour piano et orchestre). Premier prix de cor d’harmonie au Conservatoire national supérieur de Paris et ancien musicien de l’Orchestre symphonique de Jérusalem, l’ethnomusicologue Simha Arom est accompagné dans son propos par des illustrations sonores et visuelles offertes par Demba Soumano, Dramane Sissoko, Julien André (percussions) et Aminata Traoré (percussions et danse).
Un peu d’histoire
À ceux qui se demanderaient comment la jonction entre ses deux talents eut lieu, il y a toute une histoire : le gouvernement israélien envoie Simha Arom dans les années 1960 créer une fanfare à la demande du pays en République centrafricaine. Bien vite, le musicien s’aperçoit qu’il est impossible de plaquer son modèle dans un univers qui y est totalement étranger. Aussi, il émet une contre-proposition qui est vite acceptée : enregistrer et étudier les musiques traditionnelles du pays (les polyphonies vocales des Pygmées Aka, entre autres) afin de les conserver, toutes étant transmises oralement, et de créer un ensemble musical qui corresponde à une réelle culture vécue. La fascination pour cet objet d’étude est telle, que de 1971 à 1991, il mènera tous les ans des campagnes d’étude, secondé par des ethnolinguistes et des étudiants. Ses recherches concernant les échelles, les techniques polyphoniques, les systèmes rythmiques, l’inclusion des modèles musicaux dans le tissu social, passionnent Ligeti, ami du scientifique, et influent sur les propres recherches du musicien.
« La rythmique subsaharienne est fondée sur les nombres et les pulsations, donc ma conférence sera très mathématique ! » sourit le chercheur qui nous initie aux combinaisons très rigoureuses et sans mesure, à l’instar des musiques du Moyen Âge et de l’Ars nova, qui sont le soubassement de la polyphonie, tout en précisant que chants et musiques sont intimement liés à des rituels. Afin d’éclairer le cheminement de sa méthodologie, il cite la méthode cartésienne de déconstruction puis de reconstruction à partir des éléments les plus simples, revient à la métrique, étalonnage du temps musical indiquant qu’elle se manifeste en Afrique à trois niveaux : période, pulsation et leurs regroupements. Sans compter les hémioles (insertion d’une structure rythmique ternaire dans une structure rythmique binaire ou inversement que l’on retrouve entre autres chez Chopin). Revenant sur la pulsation, il explique avec humour combien il se sentit perdu à l’écoute des musiciens africains, cherchant vainement la pulsation au cœur de ces « trompe-l’œil de l’oreille », jusqu’au jour où la vue des évolutions des danseurs lui livra la solution : les pieds qui martèlent le sol sont l’élément qui donne la pulsation.
Malicieux, le savant reprenant les mots de Leibnitz – « la musique est une pratique cachée de l’arithmétique, l’esprit n’ayant pas conscience qu’il compte » – énonce, en montrant combien Ligeti composait de la même manière que les artistes de la polyphonie africaine, une nouvelle formulation : « la musique est un exercice mathématique, lieu où tout est compté et où personne ne compte. » Là-dessus, posons le conte et les vertus de sa fantaisie.
« Passer au présent »
Sous le titre délicieusement oxymorique Passer au présent, le pianiste Florent Boffard invite le public de La Roque-d’Anthéron à l’écoute de deux concertos. Le Concerto pour piano et orchestre n° 3 de Bartók et le Concerto pour piano et orchestre de Ligeti. Associer les deux compositeurs hongrois prend sens sous l’éclairage de la conférence de l’après-midi. Béla Bartók fut un pionnier de l’ethnomusicologie, parcourant l’Europe de l’Est et enregistrant sur le vif les morceaux de musique folklorique, les notant, les classant, les utilisant dans ses propres compositions. Ces musiques ne sont pas alors de simples citations anecdotiques, mais deviennent ferment, matière de son inspiration, coulées dans le flux créateur.
Toute la poésie du Concerto n° 3 de Bartók, dernière œuvre du compositeur, se retrouve condensée sous les doigts du pianiste, en un jeu lumineux qui répond à l’évocation des oiseaux du premier mouvement Allegretto, frémissement des cordes, clarté de l’orchestre Sinfonia Varsovia qui décidément sait se glisser avec le même bonheur dans tous les répertoires. Ici sous la houlette de Pascal Rophé. La pureté de l’Adagio Religioso prend des allures de nocturne et s’autorise un délicat hommage à Jean-Sébastien Bach, paix sereine… Un parfum de Hongrie s’immisce avec ses syncopes et ses accentuations dans l’Allegro Vivace,qui s’achève sur des formules quasiment mozartiennes. En intermède, présentés par Simha Arom qui ne venait pas pour « un cours de rattrapage » (sic !), Demba Soumano, Dramane Sissoko, Julien André (percussions) et Aminata Traoré (danse) offrent une présentation de rythmes et de danses africaines subsahariennes afin d’introduire l’œuvre de Ligeti. Dopant ainsi par leur énergie les spectateurs conquis : vivacité de la danse (bien sûr les initiés regardaient les pieds aériens qui donnent la pulsation), inventivité des agencements rythmiques, variété inépuisable des séquences… et intrusion de l’hémiole (qui nous fait effectuer un bond dans l’histoire, unissant les époques et les géographies). On peut tenter de repérer les polyrythmies, les asymétries, les discontinuités, les décalages, les illusions sonores, ces fameux « trompe-l’œil auditifs », ou simplement se laisser porter par le brillant des instruments, le kaléidoscope des superpositions, dans cette composition palimpseste au cœur de laquelle on croit percevoir des citations de l’œuvre de l’auteur. L’extrême difficulté de l’œuvre s’oublie grâce à la maestria des musiciens dont la verve, l’humour aussi, transcendent la partition. L’abstraction y trouve sa réalisation concrète, on s’envole, subjugués.
MARYVONNE COLOMBANI
Soirée du 9 août, au parc du Château de Florans, dans le cadre du Festival international de piano de La Roque-d’Anthéron.