Dans le contexte de la guerre en Ukraine et malgré l’appel au boycott des productions russes, Kirill Serebrennikov (installé aujourd’hui à Berlin) était à Cannes, en mai 2022, pour la quatrième fois. Après Le Disciple (Un certain regard, 2016), Leto et La Fièvre de Petrov (compétition officielle en 2018 et 2021), La Femme de Tchaïkovsky concourait pour la Palme d’or. S’il est reparti sans récompense, ce film en costumes, éclairé à la bougie, poudré de lumière, confirme sans conteste, les qualités de mise en scène de son réalisateur, maître des plans séquences immersifs et des cadrages picturaux, magnifiés par son fidèle chef opérateur Vladislav Opelyants.
Un mariage à la corbeille
L’urbanité d’une Russie pré-révolutionnaire, entre Moscou et Saint-Pétersbourg, entre chien et loup, clair et obscur, se colore de miel, de rouges et de bruns profonds, de verts et de bleus spectraux. Le monde des salons peuplés d’artistes, de bourgeois et d’aristocrates parlant français, côtoie celui des mendiants et des fous, en guenilles, sortis d’un enfer dostoïevskien, agglutinés dans la fange, aux portes des églises. La pâleur du visage de la protagoniste, capté de près, devient fil conducteur d’un récit qui se raconte de son point de vue. Amoureux, naïf, confiant, buté, halluciné. La Femme de Tchaïkovski est un biopic nourri de documents réels, ré-imaginé et ré-imagé par Serebrennikov.
Ce long métrage raconte la passion à sens unique d’Antonina Milioukova pour le grand compositeur russe qui – n’en déplaise à l’idéologie viriliste actuelle du Kremlin – était homosexuel. S’il consent au mariage, c’est pour faire cesser les rumeurs, et l’union avec Antonina, dès le départ est vouée à l’échec. Elle ne durera réellement que quelques mois, mais ne sera jamais, ni consommée, ni dissoute. Non seulement le divorce est difficile en cette fin de XIXe siècle en Russie où, comme partout en Europe, la femme n’a pas de droits civiques, et n’existe que sur les papiers de son époux, mais de plus, Antonina le refuse, persuadée que Piotr Ilitch l’aime. Dans le duel Antonina Tchaïkovski contre Piotr Ilitch Tchaïkovski, l’histoire officielle prend le parti du grand compositeur, gloire nationale, taisant ses penchants pour les jeunes hommes, et considère Antonina comme une idiote incapable de le comprendre, une vipère harcelant le grand homme et le conduisant à la dépression.
Hypocrisie sociale
À contre courant, le réalisateur déclare avoir eu envie de faire un film sur cette femme méprisée, d’en savoir plus « sur l’essence de cette vie complexe qui confine au supplice, se brûlant à l’énorme soleil qu’était Piotr Ilitch ». Il filme la combustion pathétique et sublime de cette jeune fille ordinaire. Issue de la petite bourgeoisie, elle est musicienne, exaltée, mais pas franchement sympathique avec son antisémitisme, sa religiosité hystérique, son irrationalité, sa dureté pour les gens qui l’entourent, ou ses enfants qu’elle abandonne.
Car la passion exclut les autres. Elle crée un enfermement que le film construit avec brio, servi par l’interprétation remarquable de Alyona Mikhailova dont les yeux à l’étrange couleur vert-jaune, semblent voir une autre réalité. Comme Adèle H., autre figure cinématographique d’une passion simple, Antonina mourra à l’asile psychiatrique, seule. Odin Lund Biron incarne un Tchaïkovsky volage, tourmenté, adulé et célébré par ses fans, soutenu par son clan, dépassé par l’amour dévorant de cette femme qu’il se met à haïr.
Les thèmes de l’hypocrisie sociale, du patriarcat, de l’aveuglement, de la destruction née d’un déni et d’un acharnement farouches résonnent étrangement dans la Russie de Poutine.
ÉLISE PADOVANI
La Femme de Tchaïkovski, de Kirill Serebrennikov
En salle depuis le 15 février