Certains spectacles touchent au plus juste en mettant en mots une mémoire commune et lui donnant sur scène l’apparence d’une aventure. 504, de Mohamed El Khatib est le récit d’une odyssée. Celle, extraordinaire, de la transhumance estivale de centaines de milliers de Français d’origine algérienne, tunisienne, marocaine, vers les villes et villages du Maghreb. Traversées sur terre et mer, interminables, en famille, à l’étroit dans la chaleur et les bouchons, malgré les dangers de la route… Et dont les vraies stars portent les noms de Renault 12 ou Peugeot 504, des maisons ambulantes pleines à craquer, couronnées de bagages en pile, ou transformées en cinéma. Cinq de ces bolides increvables, ces « dromadaires mécaniques », trônent d’ailleurs sur l’esplanade du fort Saint-Jean, à Marseille.
Dans 504, Mohamed El Khatib convoque surtout, live ou à l’écran, les témoignages de Marseillais, et ressuscite toutes les pratiques associées à ces voyages : rituels du départ, orientation (l’un des protagonistes énumère de tête toutes les sorties d’autoroute entre la France et le Maroc…), K-7 jouées sur l’autoradio, ravitaillement, art du bourrage de coffre, tracas du racisme, de l’extorsion, et accidents fréquents, inventivité permanente, émotion de l’arrivée et rituel des cadeaux à la famille… 504 est ainsi un projet multiple, qui tient à la fois de la performance, de l’enquête sociologique, du cinéma, de l’art, de la muséographie puisqu’en parallèle se tient une exposition d’objets dans le hall : on y trouve tapis de prière portatif, objets usuels, grigris de rétroviseurs, pièces détachées…
L’art du metteur en scène tient à cette capacité à incarner l’expérience vécue. Tandis que la géniale spontanéité de ces récits, souvent pleins de drôlerie, d’humanité, ou d’émotion, rappelle sans doute combien (dans le contexte dramatique actuel) devrait résonner comme universelle l’expérience de la migration, c’est par un jeu de loterie que l’artiste propose de gagner finalement par tirage au sort une Renault 12 du spectacle. Une façon de renouer la mémoire au réel, et de relancer aussitôt sur l’imaginaire des routes les souvenirs, les sourires, et la gratitude du public.
ÉTIENNE LETERRIER
504 a été donné dans le cadre du festival actoral les 29 et 30 septembre au Mucem, Marseille