La France a soumis à l’esclavage quatre millions d’êtres humains. Deux millions arrachés à leur terre, deux millions, leurs descendants, nés en esclavage. Possédés par des maîtres comme des marchandises, exclus du statut d’humain, soumis au Code noir qui décrétait qu’on leur coupe oreilles et jarrets s’ils s’enfuyaient, et que l’on exécute les récidivistes.
Le Code noir, une exclusivité française
Promulgué par Louis XIV dès les débuts de la traite négrière, le Code recommandait aussi, mollement, qu’on ne les viole pas, qu’on ne sépare pas les familles, qu’on ne les soumette pas inutilement à la faim et aux violences. Recommandations sans coercition, concrètement peu suivies d’effet : 12 % des hommes et femmes arrachés à l’Afrique sont morts dès les cales négrières. La mortalité due aux coups, à la faim et aux exécutions était effarante, en particulier à Saint Domingue et massivement, dès les premières générations, des « mulâtres » sont nés des viols des femmes esclaves noires, indiennes ou amérindiennes, par leur maître. Les colons venus de France étaient à 80 % des hommes et leurs descendants, « mulâtres », « métisses » ou « quarterons » pouvaient être « blanchis » et échapper au Code noir, l’affranchissement restant rare hors de ce cadre « familial ».
Pourtant, malgré ces spécificités des îles de l’océan Indien, de la Guyane ou des Caraïbes françaises, dans l’imaginaire collectif français, marqué par le cinéma américain, l’esclavage plantationnaire reste souvent associé aux champs de coton, aux negros spirituals, ou à la guerre de Sécession ! Loin des yeux ? Contrairement aux États-Unis le Code Noir ne s’appliquait pas en Métropole mais au-delà des mers, au nom de Dieu, en terres conquises devenues chrétiennes d’où les juifs étaient aussi interdits.
La mémoire de l’esclavage français apparaît pourtant dans nos traditions culinaires, nos pâtisseries, nos usines sucrières, notre rapport au café et à l’exotisme… mais nos imaginaires restent à la fois aveugles et confus. En particulier sur l’esclavage des Noirs dans l’océan Indien (La Réunion et l’île Maurice).
L’Isle de France
C’est cette partie de notre histoire que Simon Moutaïrou vient rendre accessible dans un film grand public : l’île Maurice s’appelait alors, au XVIIIe siècle, l’Isle de France. Terrain de conflit entre l’Angleterre et la France, terre vierge avant l’arrivée des colons, elle a rapidement été défrichée par des esclaves malgaches puis venus de toute l’Afrique pour exploiter la canne à sucre. À la Révolution, qui abolit une première fois l’esclavage rétabli ensuite par Napoléon, les colons français refusèrent de libérer leurs esclaves, repoussèrent les bateaux venus de métropole, et l’Angleterre mit la main sur l’Isle de France, poursuivant l’esclavage, complété à l’abolition de 1848 par des esclaves polynésiens, comme à La Réunion restée française.
Simon Moutaïrou, scénariste qui passe avec ce film à la réalisation, sait écrire une histoire, haletante, déroulant le fil de la fatalité dans une île qui est une immense prison. Les personnages joués par des stars françaises qui assument sans ambiguïté malvenue d’être des salopards (Benoît Magimel, Camille Cottin et Vassili Schneider sont parfaits) passent au second plan d’une intrigue concentrée sur les acteurs sénégalais (l’essentiel du film est en wolof, langue majoritaire des esclaves mauriciens à l’époque) Ibrahima Mbaye Tchie et Anna Thiandoum. Un film de chasse qui se concentre sur la proie, sur l’esclave favori du maître qui rêve d’affranchissement pour sa fille. Le film suit son cheminement pour sortir de son état d’esclavage. Par la fuite, mais surtout mentalement, en redevenant un homme libre, comme sa fille Mati qui s’enfuit pour échapper au viol.
Devenir libre, l’impossible quête
Un cheminement physique et mental qui donnera lieu à des images sublimes, de forêts, de rivières, d’horizons, de chevauchées, de plages, mais aussi de rêves, de visions, des souvenirs sensuels de la femme qu’il a aimée et est morte dans la traversée. Le film s’ouvre d’ailleurs par l’image de sa noyade, et se poursuit avec des barques brisées et des corps échoués sur les plages qui rappellent que des Noirs venus d’Afrique meurent aujourd’hui encore en mer.
Une allusion contemporaine, dans un film qui réécrit le « Ni Dieu ni Maître » anarchiste en réintégrant l’idée d’une libération spirituelle. Car les chrétiens tuent au nom de Dieu mais en son nom aussi doutent parfois et renoncent. Et la déesse totémique Mame Ngessou fait jaillir les éclairs, les illusions, les caresses, rappelant que les esclaves wolofs, capturés avant la conversion à l’Islam, vivaient une religion totémique matriarcale, dans une société matrilinéaire. Une communauté et un rapport à la nature reproduits dans les marronages, douce image d’un avenir impossible, un instant rêvé, avant la fin, déchirante.
AGNÈS FRESCHEL
Ni chaînes ni maîtres, de Simon Moutaïrou
Sortie nationale le 18 septembre
L’histoire fait Salon
Ni chaînes ni maîtres était projeté en avant-première lors d’un festival à découvrir, à Salon-de-Provence
Ciné Salon 13, porté par la famille Fromont (Lilla, présidente, Michel, vice-président et Garance, leur fille, trésorière) et quelques autres passionnés bénévoles, est une de ces associations dynamiques qui structurent la vie culturelle du territoire. Outre sa participation active aux Rencontres cinématographiques de Salon-de-Provence, elle organise depuis une vingtaine d’années des ciné-clubs tout l’hiver, et un Festival d’automne qui entremêle savamment avant-premières et films de répertoire restaurés.
Historique et militant
Le cadre spécifique du Château de l’Emperi lui a inspiré depuis quatre ans un autre festival, original et militant : le Festival du Film historique. Du 17 au 28 août, dans la cour du plus ancien château fort de Provence, des séances de ciné plein air ont réuni plus de 2 500 spectateurs, pour resituer le cinéma de Pagnol dans le contexte de la guerre, revoir La Grande Vadrouille, parler féminisme en avant-première avec Niki (de Saint Phalle) ou école publique avec Louise Violet, deux films qui sortiront en octobre, et dont la programmation a voisiné avec des documentaires sur le débarquement de Provence ou Missak Manouchian, mais aussi un salon du livre historique organisé par la librairie salonaise La Portée des mots. En préambule de chaque film, une sélection de livres est également présentée par la librairie. Le film Ni chaînes ni maîtres, présenté en clôture, le démontrait aisément : sur l’esclavage, le marronage, la traite négrière française, le Code noir, la bibliographie, romanesque ou historique, est plus riche que la filmographie ! A.F.
Le Festival du Film historique de Salon-de-Provence a eu lieu du 17 au 28 août au Château de L’Emperi et au Cineplanet.