L’art de la guerre
En préambule de sa pièce maîtresse, Anna Chirescu présente la plus brève et plus intime Kata. Donnée au Pavillon Noir dans une version abrégée – de plus amples développements s’y grefferont par la suite – Kata surprend par sa radicalité. La danseuse y décline les quelque 26 poses et enchaînements issus du karaté avec vigueur, grâce et conviction.
Le son et le souffle y jouent un rôle crucial : la création musicale signée Grégory Joubert s’y greffe en live, et le dispositif rôdé, précis, guerrier se mue peu à peu en une entité nouvelle. La vidéo prend le relais pour rendre compte d’un dialogue empêché, confus, obsédant : le spectre de Ceausescu, le trauma encore prégnant de la dictature s’y manifestent. La figure du père, son émancipation par le geste artistique – et martial – émergent de ce dispositif proche de l’invocation. Les images, les sons, restent gravés dans la rétine.
Martyres

Au retour de l’entracte, l’installation plastique conçue par Grégoire Schaller pour Ordeal by water semble avoir pris possession du plateau. La musique, jouée en live par le guitariste Simon Déliot, se fait plus percutante. Rythmée, épaisse, elle scande la pulsation rapide de cette danse acrobatique inspirée, elle aussi, d’un sport de combat. En combinaison rouge vif, coiffée d’un conséquent masque en grille métallique, Anna Chirescu se plie avec inventivité au langage de l’escrime, et aux tout aussi impressionnants pas de côté dictés par sa chorégraphie.
On devine, dans ce corps affûté d’une précision et d’une acuité saisissantes, les années passées du côté de chez Cunningham à Angers. L’héritage classique de cette danse encore athlétique se fait sentir, sans pour autant interférer avec la modernité tranchante du geste. Ici encore, le récit prend une autre tournure en chemin. Le corps se dénude, les lumières se tamisent, et la pièce prend un tournant mystique inspiré : celui de l’ordalie, jugement réservé aux sorcières qui se devaient, une fois jetées à l’eau, d’émerger pour prouver leur innocence. Sacrifié, le corps nu de la danseuse semble s’ouvrir, se défaire, s’étirer sous toutes les coutures pour traverser, coûte que coûte, une épreuve entre ciel et terre – ou du moins à la croisée des matières. Créée en 2023 à la Ménagerie de Verre, cette pièce résolument visuelle résonne au Pavillon Noir comme un appel inspiré à une renaissance au féminin. On n’eût pu rêver plus à propos.
SUZANNE CANESSA
Spectacles donnés le 6 mars au Pavillon Noir, Aix-en-Provence
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