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De génération en génération

La 79e édition du Festival d’Avignon est placée sous le signe de la transmission, de la création et de la mémoire, et de la langue arabe. Entretien avec son directeur depuis 3 éditions, Tiago Rodrigues

Zébuline : Quelles sont  les caractéristiques de cette 79e édition ?

Tiago Rodrigues : Nous poursuivons la route d’un festival de création. Cette année nous programmons quarante-deux spectacles, plus de la moitié viennent pour la première fois, plus de la moitié sont en première mondiale et  n’ont jamais été vus, plus de la moitié sont portés par des femmes…

Vous aimez cet équilibre,  en particulier entre ce que l’on retrouve et ce que l’on découvre.

Oui. La création c’est l’improbable, le matrimoine, c’est aussi les retrouvailles avec les dernières œuvres des grands noms, Ostermeier, Anne Teresa de Keersmaeker ou Marthaler, et la découverte d’autres dont on ne sait pas encore prononcer le nom…

Parmi ces retours, Le Soulier de satin dans la Cour d’honneur ?

C’est un retour multiple. Celui de Claudel bien sûr, clin d’œil à la version de Vitez, en 1987, dont tous les festivaliers historiques se souviennent. Celui de la Comédie-Française dans la Cour, celui d’Eric Ruf, dont c’est la dernière mise en scène en tant qu’administrateur de la Comédie-Française, celui de Didier Sandre qui jouait Rodrigue dans la mise en scène de Vitez, celui de Marina Hands, qui reprend le rôle de Prouhèze, que jouait sa mère Ludmila Mikaël… Ce sont des couches et des couches d’histoires et de confidences, notre public adore ce labyrinthe historique, tous ces fantômes bienveillants qui habitent la Cour. Ce sera un spectacle fleuve, avec plusieurs entractes, différent de la version parisienne, adaptée pour l’extérieur et le lieu. Une vraie nuit blanche avec cafés et plusieurs entractes, comme celle de Vitez. Évidemment la Comédie-Française est ici chez elle…

Vous programmez aussi des projets inattendus, risqués, politiques

C’est une des missions du Festival. Il s’agit d’être à la hauteur de notre histoire avant tout en la poursuivant. En 1947 après la guerre, Jean Vilar voulait un festival populaire, démocratique et républicain.  Aujourd’hui le lexique aussi s’est démocratisé, et on ne peut plus dire ces mots sans dire progressiste, international, féministe et anti-raciste

Avec Claire Hédouin, ou les Radios live, ou le Procès Pélicot vous programmez des formes inattendues, à la limite du théâtre

C’est aussi une de nos missions, dans la continuité de Jean Vilar : renouveler le rapport avec le public, chercher les formes qui le permettent. Avec Que ma joie demeure l’an dernier, avec le Prélude de Pan cette année, Claire Hédouin, que nous accueillons en partenariat avec Villeneuve-en-scène, travaille sur l’espace vivant. Il ne s’agit plus seulement de sortir du bâti, mais d’inventer un nouveau rapport ente le vivant et les arts vivants. 

Quant aux formes qui émanent du journalisme, elle renversent le théâtre documentaire en quelque sorte, une forme très présente sur les scènes. Avec Aurélie Charon, ce sont les journalistes qui font du théâtre, et les témoins qui portent leur propre parole. Caroline Gillet innove elle aussi, avec One’s own room Inside Kaboul où elle nous plonge dans la solitude d’une femme afghane enfermée.  Ces formes m’intéressent, j’aime qu’on se confronte à des spectacles où on se demande « Qu’est-ce que c’est, du théâtre, du reportage, du débat ? ». C’est comme cela que les formes avancent.

Pour Gisèle Pelicot la démarche de Milo Rau est  différente. Elle s’inscrit dans la décision  de Gisèle Pelicot  de rendre public son procès, pour que « la honte change de camp ». La première lecture a eu lieu à Vienne, il s’agit de rendre hommage au courage de cette femme.  Ce sont les paroles telles qu’elles ont été tenues qui sont lues par des comédiens, mais aussi par des figures publiques. Ce procès eu lieu ici, à Avignon, il a eu un très fort impact dans la ville.

C’est aussi la première fois que la danse ouvre la Cour d’Honneur…

Oui, Marlene Monteiro Freitas ouvre la cour avec Nôt, mais elle n’est pas seulement une chorégraphe  invitée, elle est l’artiste complice de cette édition, comme Boris Charmatz l’était l’an dernier. Lui avait proposé trois formes très différentes, avec Marlene, on a exploré plus largement sa bibliothèque, les musiques et les pensées qu’elle aime. C’est une artiste très présente à Paris, mais n’était venue à Avignon qu’avec (M)imosa en 2011 avec Cecilia Bengolea et François Chaignaud. C’est la première fois qu’elle vient pour son propre travail.

Cette complicité, donc, se traduit par l’ouverture de la Cour d’Honneur, liée au chef-d’œuvre de la langue invitée, les 1001 Nuits. Le duo RI TE où elle danse avec Israël Galvan et qui joue sur une complicité dissemblable autour  du flamenco. Le duo Jonas&Lander, avec qui elle travaille depuis longtemps et l’invitation de Georges Didi-Huberman au Café des idées. C’est une lectrice vorace  et  inspirée de sa pensée  de l’art et de la philosophie. Et le cycle Pedro Costa au cinéma l’utopia qui complète ce volet de la programmation conçu par Marlene, qui m’a influencé au-delà de cela par des dialogues constants. 

Vous parliez de la langue invitée, la langue arabe. Pourquoi ce choix ? 

Le principe d’inviter une langue est en place depuis 3 ans, et après l’anglais et l’espagnol, cela me semblait évident. Parce qu’elle est la troisième langue parlée dans le monde, et parce qu’elle est la deuxième parlée en France. La richesse patrimoniale traverse ce festival, tout est traduit en arabe…

Avez-vous fait un travail auprès du public français arabophone ? 

Oui, cette langue, et en particulier le partenariat avec l’institut du monde arabe et le spectacle autour d’Oum Kalthoum, nous a permis, contrairement aux langues invitées les années précédentes,  d’aller vers des publics nouveaux, arabophones, du territoire. Des collégiens, des lycéens des spécialités théâtre, intéressés par les répertoires en langue arabe, même si beaucoup le parlent et ne  le lisent pas, et que les langues arabes sont multiples. Nous avons collaboré avec les bibliothèques d’Avignon, cherché des fables inspirées du territoire, travaillé avec des associations du champ social et médico-social, avec la Maison de s femmes. Une approche du public qui est clairement inédite pour nous. Bouchra Ouizguen, chorégraphe marocaine,  a travaillé avec des amateurs du territoire et présentera They always come back le 4 juillet en avant-première, puis les 5 et 6 pour deux représentations gratuites devant le Palais des Papes. 

Il semble qu’on entendra peu la langue arabe, il y a beaucoup de danse et peu de théâtre….

Oui, je comprends cette remarque. On aurait pu avoir plus de théâtre en langue arabe, on en aura d’ailleurs l’année prochaine, programmer des formes théâtrales prend plus de temps. Mais on entendra de l’arabe, des arabes, de Syrie, de Palestine, d’Égypte, d’Algérie. Nour, programmé avec l’Institut du Monde Arabe, fera le tour des poésies de ces pays, en faisant entendre à la fois leur richesses et leurs différences. Le Syrien Wael Kadour, le Palestinien Bashar Murkus écrivent et jouent en arabe. Et on va  voir la langue, tout sera sous titré en arabe, il est déjà dans toutes nos pages de programme. 

D’ailleurs les spectacles de danse parlent aussi. Ils expriment  l’exil forcé, le corps déraciné, d’une façon particulière, ce qu’on verra dans le spectacle produit avec les hivernales du tunisien Mohamed Toukabri. On entendra aussi la langue arabe dans les radio live d’Aurélie Charon. Et puis on pensera aussi le rapport à la langue arabe en France, les problématiques de l’enseignement, des ces arabophones analphabètes dans leur langue faute d’enseignement de l’écrit. Au Café des idées Leila Slimani parlera aussi de son rapport à la langue arabe. Ce qui m’intéresse, c’est que le festival bruisse de langues différentes et de pensées sur la langue. On s’assume polyglottes et internationaux. 

Interstellaire même… Votre spectacle, La Distance, est une dystopie qui retrace un dialogue épistolaire entre un père et sa fille. Lui habitant une Terre devenue désertique, elle ayant choisi l’exil sur Mars…

Dystopique je ne dirai pas ça, je l’ai pensé comme une anticipation malheureusement, cela ne dépeint pas une société imaginaire, il est probable que la terre devienne inhabitable. On est loin de la fantaisie, les données scientifiques  sont documentaires… Je situe cela dans 50 ans , en 2077, la fille est sur Mars, il s’agit aussi de savoir comment dialoguer avec autant de distance, comment rendre compte des troubles de ces deux mondes, comment aussi le conflit de génération se poursuit, conflit que l’on trouve aujourd’hui entre une jeunesse qui se sent sacrifiée par les modes de consommation de notre génération.

Notre génération… vous vous projetez plutôt dans le père ? 

J’ai l’âge d’Adama Diop, comédien  avec qui je travaille depuis 4 ans, depuis La Cerisaie, et Dans la mesure de l’impossible. Alison Deschamps est une brillante et très prometteuse, et très jeune comédienne. Je l’ai vue dans des projets d’école du TNB (École supérieure d’art dramatique de Bretagne ndlr), elle est bouleversante. Avec eux on a commencé  à imaginer une correspondance, avec une dimension de transmission évidement, due à nos âges respectifs.

Comment se traduit sur scène cette Distance ?

Tout l’enjeu de la mise en scène repose sur ce défi de créer une distance alors qu’ils partagent le plateau. J’ai pensé à la circularité, donc à une tournette, ils ne se rencontrent jamais. Ou presque. Peut-être une fois. Les grandes décisions je les prends à la fin, la procrastination est un ressort de la création … 

Vous écrivez donc jusqu’au bout, et changez vos textes au plateau ? 

J’écris surtout au plateau. Je viens de finir le texte hier (entretien réalisé le 20 juin ndlr ), il est très inspiré des recherches faites en répétition, j’écris tous les matins pour répéter l’après-midi. Ce que je cherche, c’est écrire des pièces qui sont des imaginations partagées. Cela rend le processus d’écriture fiévreux et intéressant. On se demande ce qu’on va jouer et pas seulement comment on va le jouer. Toute l’équipe de création participe à l’écriture, mais surtout les comédiens.  J’écris le texte, mais il vient d’eux. 

ENTRETIEN RÉALISÉ PAR AGNÈS FRESCHEL

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