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Une déferlante éditoriale sans précédent

Avec ce livre à la démarche innovante Mazan, Anthropologie d’un procès pour viols, Le Bruit du Monde apporte sa pierre à la réflexion sur ce procès historique

Avec ce livre à la démarche innovante Mazan, Anthropologie d’un procès pour viols, Le Bruit du Monde apporte sa pierre à la réflexion sur ce procès historique

Le procès des viols de Mazan, qui s’est achevé le 19 décembre 2024, a suscité un phénomène éditorial remarquable. Jamais une affaire judiciaire n’avait généré autant d’ouvrages dans un délai si court, témoignant de l’impact profond de cette « affaire » onde de choc. Cette production littéraire foisonnante a donné lieu à des approches multiples, à des regards, tous singuliers ; chaque ouvrage apportant sa pierre à l’édifice d’une réflexion collective sur les rapports de domination et de violences de genre qui s’exercent jusque – et peut-être surtout – dans le lit conjugal.

Un phénomène éditorial inédit

Le récit testimonial Et j’ai cessé de t’appeler Papa de Caroline Darian, fille de Dominique Pelicot (JC Lattès), avait levé le voile sur le drame familial bien avant le procès. Puis, viendra Procès de Mazan, la déflagration de Cynthia Illouz, (Éditions de l’Observatoire), réquisitoire cinglant, fustigeant la culture du viol, mais aussi les failles des institutions qui étouffent la parole, blâment les victimes et effacent le consentement.

Pas de monstres isolés

Parmi ces publications, l’ouvrage de Manon Garcia, Vivre avec les hommes : réflexions sur le procès Pelicot (Climats) paru le 5 mars dernier occupe une place particulière. La philosophe et sociologue, déjà auteure de travaux reconnus sur les rapports de genre y livre une réflexion éclairée, ne se contentant pas d’analyser les inculpés – aujourd’hui condamnés – comme des « monstres isolés » mais appelant « tous » les hommes à s’interroger sur leurs points communs avec ces bourreaux ordinaires afin de mieux appréhender l’omniprésence des violences.

Elle vise à dépasser le caractère exceptionnel de ces crimes pour questionner les mécanismes sociaux qui les rendent possibles. La sociologue prolongeait ainsi ses réflexions entamées dans ses précédents ouvrages On ne naît pas soumise, on le devient (Flammarion 2018) et La Conversation des sexes (2021), en confrontant cette fois sa théorie à la réalité brutale d’un procès. Elle démontre que « contrairement à ce que l’on pourrait croire et espérer, le monde dans lequel nous vivons n’est pas un monde post #MeToo ».

Voyage aux enfers

D’autres ouvrages complètent ce panorama éditorial : Mazan, la traversée du Styx de Marion Dubreuil (Globe), en référence au fleuve des enfers que l’on traverse pour rejoindre Gisèle Pelicot sur l’autre rive ; La Chair des autres (Albin Michel) de Claire Berest, qui a suivi le procès pour Paris Match et décortique les mécanismes – et les mots – de la bascule vers l’acte criminel et propose une plongée troublante dans la psyché des accusés, cherchant à comprendre les ressorts de leur passage à l’acte.

Un pari éditorial audacieux

Le paysage éditorial s’enrichit aujourd’hui d’une contribution tout à fait originale avec Mazan, anthropologie d’un procès pour viols aux éditions Le Bruit du Monde. Cet ouvrage rassemble les analyses de quatorze anthropologues du Centre Norbert Élias, CNRS/Aix-Marseille Université/Université d’Avignon, proposant une lecture collective de cette affaire sans précédent. Ce livre marque un tournant pour les éditions Le Bruit du Monde, plus spécialisées dans la littérature que dans les essais académiques même si l’ouvrage à l’écriture – bien que plurielle –, d’une grande fluidité, se lit d’une traite comme un roman social, que l’on commence et qu’on ne lâche pas. Dans ses 36 chapitres courts, parfaitement anglés, se mêlent citations, témoignages, fragments de vie et de ressentis offrant un regard kaléidoscopique sur les à-côtés de cette tragédie. Mais revenons à sa genèse.

Alors que le procès commence, des chercheur·es, spécialisé·es dans les études de genre du Centre Norbert-Elias s’interrogent : « Pourquoi on n’y serait pas ? ». Ils établissent rapidement le parallèle entre ce « grand procès du XXIe siècle » et le célèbre « Procès du viol » d’Aix-en-Provence en 1978, qui, grâce à Gisèle Halimi, avait marqué un tournant dans la reconnaissance juridique des violences faites aux femmes.

En moins de deux jours, une équipe opérationnelle (douze femmes, deux hommes) se constitue. Les collègues annulent tout, conférences, terrains de recherche en cours pour se lancer dans cette aventure phénoménale. Le 1er décembre, les voilà installés dans une maison située derrière le tribunal. Ils vont y manger, y dormir, vivre, ensemble, durant trois semaines. Une configuration insolite pour des chercheurs habitués à travailler seuls.

Une méthodologie d’urgence

La grande difficultéest de se projeter sur un terrain déjà occupé par des centaines de journalistes, en proie à de nombreuses prises de parole polarisées et à d’importantes manifestations militantes : un espace saturé. « Face au vertige de ce qui se passait, à l’immédiateté dont on n’avait pas l’habitude, on s’est vite amarré à notre méthodologie d’anthropologue », explique Céline Lesourd. « Alors que tout le monde était hypnotisé par la salle d’audience, nous avons décidé d’aller regarder là où on ne regarde pas », ajoute Perrine Lachenal.

Ils divisent la ville en pôles : le tribunal, avec ses magistrats, ses journalistes, ses témoins bien sûr, mais aussi les institutions publiques, les politiques, la police, les lieux du corps (salles de sport, hammams…), de culte, les hôtels, restaurants, l’université. Chaque matin, les enquêteurs partent « à la pêche ». Les yeux et les oreilles traînent partout autour des machines à café et même jusqu’aux toilettes. Le soir venu, chacun rentre avec ses « glanages » et partage ses découvertes. Une vraie « force de frappe », un rouleau compresseur qui déboule dans une ville, dépose des filets, les tire. Le résultat littéraire, qui ne cède jamais sur le fond et à la rigueur scientifique, est remarquable de justesse. Un livre qui restera.

ANNE-MARIE THOMAZEAU

Anthropologie d’un procès pour viols, ouvrage collectif
Le Bruit du monde – 22 €

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