« Vous êtes sûrs qu’on va ouvrir vendredi ? » À quelques jours de l’inauguration de Marseille vue par les Detaille, les derniers préparatifs s’accumulent et font joyeusement trembler Hélène Detaille, épouse de Gérard, tous deux présents sur place pour donner de précieux conseils aux équipes du Musée d’histoire de Marseille.
« C’est la même équipe qui est venue déménager le fonds. Des gens formidables », se rassure-t-elle. Ce déménagement, ce sont les vingt camions qui ont quitté la rue Marius Jauffret vers le centre de conservation du musée marseillais fin 2021. Vingt camions qui emportaient avec eux le fonds Detaille, et ses 160 ans d’histoire de la photographie à Marseille.
Quatre ans plus tard, le Musée d’Histoire de Marseille dévoile avec cette exposition une première vue sur l’immensité de ce fonds, riche de plusieurs centaines de milliers de clichés, témoin de l’histoire de Marseille depuis le Second Empire jusqu’à nos jours. Et acte ainsi « une nouvelle page de l’histoire des collections pour les musées de Marseille », se réjouit Fabrice Denise, directeur du Musée d’histoire.

Au départ, il y a Nadar
Cette histoire commence avec l’installation du grand photographe Nadar à Marseille en 1897. « Après une très belle carrière à Paris, il est venu ici pour sa femme, qui en avait besoin pour des raisons de santé », explique Gérard Detaille. Il s’installe au 21 rue de Noailles, devenu plus tard le 77, La Canebière. Tout sauf un hasard. Il est en face d’un grand hôtel où « descend » la bourgeoisie du monde, qui n’a qu’à traverser la rue pour se faire tirer le portrait chez l’illustre photographe.
Ainsi naît le fonds, qui n’en a pas encore la forme, ni le nom. Mais toutes les plaques de verre sont conservées, et sur elles les milliers de personnes qui ont franchi les portes de l’Atelier Nadar, bourgeois ou non.

Quelques années plus tard, le photographe vieillissant doit quitter son studio marseillais et cherche un repreneur. Il demande à son ami photographe suisse Boissonnas s’il ne connaît pas quelqu’un : il lui envoie son talentueux assistant, un certain Fernand Detaille. L’histoire des Detaille à Marseille commence.
Fernand poursuit le travail de Nadar dans son studio, et découvre aussi une ville qu’il aime photographier. Il passe du temps avec les Marseillais, dans la rue ou au bord de mer, et saisit discrètement des instants de la vie quotidienne, armé de sa chambre photographique. Les archives s’accumulent dans la maison de La Canebière, même si l’incendie des Galeries Lafayette mitoyennes réduira en cendre, ou en eau, une bonne partie.
Pas de quoi atténuer la passion pour autant. Le fils de Fernand, Albert, continue le travail, puis Gérard, le petit-fils. C’est d’ailleurs ce dernier qui aura l’idée de construire une photothèque à partir des immenses archives du studio. « J’ai pris conscience de l’importance de l’archive en quittant Marseille, en travaillant chez d’autres photographes, ou dans d’autres institutions, à Genève, Anvers, ou Ivry. » Il se lance dans cette mission pharaonique, malgré les doutes de son père : « Faut faire du neuf » disait-il, lui « qui n’aimait pas beaucoup ranger. »
Avec sa femme Hélène, il constitue, range, classe, et collecte de nouvelles photos pour le fonds en dehors de ses heures de travail. Parfois perché dans un vide depuis un hélicoptère pour un cliché, ou pour saisir les bouleversements de la ville avec le projet Euroméditerranée.
Une « terrible tristesse »
Le fonds se constitue alors que la famille Detaille, et tous les Marseillais, perdent une grande partie de l’histoire de Nadar et des Detaille à Marseille. Après un imbroglio administratif et immobilier, l’Atelier Nadar de La Canebière est vendu, avant de s’effondrer en 2014. « Une terrible tristesse », glisse aujourd’hui Gérard qui a grandi entre ces murs – murs qui n’avaient même pas été classés.
Heureusement, l’appareil à soufflet de Nadar, le fauteuil sur lequel s’asseyaient ses sujets, son armoire, et les centaines de milliers de photos sont à l’abri, rue Marius Jauffret, où Gérard Detaille s’est déplacé. Reste à savoir quoi faire de ce fonds : Gérard Detaille veut le céder à la Ville, quand certains l’encouragent à le vendre aux enchères pour augmenter son profit. Mais pour lui, pas question « de disperser le fonds. » Il faut « maintenir son unité dans une même institution. Et quoi de mieux que le rayonnant Musée d’histoire de Marseille ? »
Le directeur du musée d’Histoire salue d’ailleurs cette « généreuse idée de ne pas se tourner vers le secteur marchand, de vendre à la pièce et à la découpe ce fonds. » Et rappelle que l’acquisition est aussi « un geste très fort de la Ville de Marseille » puisqu’en « accueillant l’intégralité du fonds dans ses collections », il devient juridiquement « inaliénable. » À la Ville désormais d’« entreprendre tout ce qui est en [son] pouvoir pour assurer la conservation et la transmission de ce fonds. »
L’affaire s’est conclue le 8 février 2021 en conseil municipal. Le fonds est cédé à la ville pour 216 000 euros. Quelques mois plus tard, vingt camions quittent la rue Marius Jauffret pour les collections des Musées de Marseille. « Au premier camion j’ai versé de chaudes larmes. Au deuxième, je me suis demandé si je faisais bien ou mal. Au troisième, c’était une grande joie », se rappelle Gérard Detaille aujourd’hui.
Après l’acquisition du fonds par la Ville, l’exposition Marseille vue par les Detaille est la première utilisation de ce fonds par les musées municipaux, mais certainement pas la dernière. « Cette exposition est une première étape. C’est l’ouverture d’un site archéologique dont on ne connaît pas encore l’étendu ni toutes les lignes de forces. Malgré le travail déjà réalisé par les Detaille », explique Fabrice Denise.
Des projets sont d’ailleurs déjà sur la table. « Nous prévoyons pour l’année prochaine des aménagements dans le parcours permanent du musée pour intégrer la photographie d’une manière plus forte. » Fabrice Denise ajoute qu’avec cette première exposition, « le rayonnement du fonds sera certainement supérieure à que ce qu’il est déjà aujourd’hui », et « va sans doute susciter l’intérêt d’autres musées qui demanderont des prêts. »



Un dernier déménagement ?
Un vieux rêve continue aussi d’animer Gérard Detaille. Depuis plusieurs décennies, il milite pour la création d’une grande maison de la photographie patrimoniale à Marseille, avec le fonds Detaille en pièce maitresse, mais aussi les autres richesses détenues dans les collections de la Ville. L’exposition à venir, qui s’étalera jusqu’en octobre 2026, en sera peut-être son plus bel argument.
NICOLAS SANTUCCI
Marseille vue par les Detaille
Du 31 octobre 2025 au 31 octobre 2026
Musée d’histoire de Marseille
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