Dans son nouvel ouvrage, Barbara Cassin repart d’un constat simple et vertigineux : « La clef de la puissance du langage, c’est son pouvoir performatif. » Un pouvoir qui agit, transforme, impose – surtout lorsqu’il est confisqué par ceux qui parlent plus fort que les autres. Comme les sophistes qu’elle aime, mais sans leur exquise malice, Trump et Poutine exercent un empire de la parole qui sidère et réduit au silence. « Asséner l’évidemment faux et avoir l’air d’y croire vraiment produit la sidération ». Il ne s’agit pas seulement de mentir, mais de saturer l’espace symbolique, de parler plus fort que les faits.
À l’affut de cet art de la virtuosité toxique, la pensée de Barbara Cassin, dans Trump, Poutine et l’Europe, ne se fait jamais austère. L’académicienne observe ainsi avec une drôlerie déconcertante les deux « exhibitionnistes de leur corps », l’un « jouissant-criant » et l’autre torse bombé sur son cheval : deux esthétiques du pouvoir, deux façons de faire de la langue un instrument d’hypnose collective. Et ce qui vaut en Russie vaut aussi en Amérique, en Italie ou en Hongrie, où l’on traque mots, genres, langues étrangères, nuances.
Langues en péril
C’est ici que son livre rejoint avec une précision remarquable les enjeux de la table ronde Prendre langue, traduire. Si les langues disparaissent, si certaines deviennent « hypercentrales » et d’autres périphériques, c’est que s’effacent aussi des façons de penser. Traduire, rappelle Cassin, n’est ni transparence ni équivalence : c’est une épreuve de l’altérité, parfois asymétrique, souvent délicieuse, toujours politique.
Ce geste, elle l’avait déjà inscrit dans le monumental Vocabulaire européen des philosophies ou dans l’exposition Après Babel, traduire dont elle avait assuré le commissariat au Mucem. Ici, elle le replace au cœur d’un présent saturé de récits simplificateurs. Face aux rhétoriques du repli, Barbara Cassin propose une discipline de l’écoute : une manière d’habiter les langues comme on habite le monde, avec prudence, avec humour, avec hospitalité.
SUZANNE CANESSA
La table ronde « Prendre langue, traduire» réunira Cécile Canut, Barbara Cassin, Richard Jacquemond et sera animée par Chloé Leprince (France Culture).
23 novembre, 10 h
Nouvelle Rencontres d'Averroès
La Criée
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