La sociolinguistique est entrée en dialogue avec la philosophe Barbara Cassin (en visio), et le traducteur de l’arabe Richard Jacquemond. L’occasion de revenir sur la façon dont les langues sont soumises à des normes qui font obstacle à leur transmission, leur diffusion ou encore à leur traduction.
La table ronde parcourt plusieurs sujets comme celui amorcé la veille par Souleymane Bachir Diagne autour du concept d’ « intraduisible », ces mots qui n’ont pas d’équivalent simple dans les autres langues, mais que l’on parvient à expliciter par des expressions, variables selon les usages, en contexte. Il faut alors concevoir la traduction dans une temporalité infinie…
Babel, chance ou malédiction ?
Evoquant le mythe de Babel, le Coran énonce :
Nous avons fait de vous des Nations pour que vous vous entre-connaissiez.
Comme le rappelle Richard Jacquemond, dans le monde arabe, les traducteurs sont aussi célèbres que les auteurs, tant leur rôle est apprécié dans sa fonction globale. Le châtiment évoqué dans le récit biblique contiendrait-il en fait le secret du trésor, le pluriversalisme de l’Humanité ?
La rencontre élargit le propos autour des pratiques langagières au-delà de leur fonction de communication. Les représentations des langues n’échappent pas aux normes établies en contexte colonial, elles sont historiquement situées. C’est précisément ce qui illustre le concept de « Provincialiser la langue » titre de l’ouvrage de Cécile Canut dont l’approche s’inspire de la démarche de Dipesh Chakrabarty, qui rappelle que les savoirs et catégories européennes sont situés, historiques, et non universels.
Mais si les langues ne sont pas de simples outils de communication, que nous dit la traduction ?
Traduire aussi pour dominer
Dans un marché linguistique profondément asymétrique, la traduction peut être domination, avec des langues prescrites par leur fonction « professionnelle», d’autres en voie de disparition car leur usage ne serait d’aucune utilité… Pourtant, les langues résistent, ressurgissent, murmurent d’autres vocations, portant en elle une expression ontologique et poétique profonde. « Dans cette résurgence, s’exprime un contre don, une rencontre dans une humanité commune ». Le trait d’union du singulier et de l’universel.
Dans son livre Provincialiser la langue Cécile Canut nous invite à regarde celle-ci non plus comme une entité fixe, homogène, normée et universelle, mais comme une réalité plurielle, hétérogène, en mouvement, façonnée par des histoires particulières et des pratiques diverses. Cela implique de faire émerger la pluralité des voix, des langues-marges comme le nouchi ou l’amazigh, souvent reléguées comme « dialectes » ou « sous-langues ».
Combattre la domination linguistique impose de réinterroger les langues nationales comme norme unique et comme signe d’appartenance nationale et de « cultivation » sociale, excluant les autres formes langagières. Ainsi, résister à l’imposition de la langue nationale ou coloniale est possible : cela repose sur des conceptions locales spécifiques du langage, non standardisées par le modèle hégémonique ; cela suppose une humilité critique de la part des chercheurs pour se défaire des catégorisations naturalisées et des rapports de pouvoir inscrits dans la langue standard.
Ouvrir d’autres voix
Provincialiser la langue est une invitation à décentrer et historiciser la notion elle-même de langue, à reconnaître sa diversité et son inscription dans des rapports de pouvoir, notamment coloniaux. Cécile Canut invite ainsi à une démarche à la fois critique et constructive, pour ouvrir d’autres voix jusque-là marginalisées, à partir des marges du système dominant. Cette proposition ouvre un champ renouvelé en sociolinguistique critique, en dialogue avec les études postcoloniales et décoloniales.
SAMIA CHABANI
Cette rencontre a eu lieu le 23 novembre à La Criée, dans le cadre des Nouvelles Rencontres d'Averroès
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