Non-lieu explore les dessous de l’affaire Rémi Fraisse au Théâtre Joliette
Lorsque la Cour de cassation confirme en 2021 le non-lieu dans l’enquête sur la mort de Rémi Fraisse, survenue à Sivens en octobre 2014, un espace se referme : celui d’un procès qui n’aura jamais lieu. Pour Sima Khatami et Olivier Coulon-Jablonka, fondateurs de l’Ensemble Ici-Même, c’est précisément dans ce vide que peut intervenir le théâtre. « Le théâtre peut prendre la place qui manque, une place démocratique », explique Olivier. Coulon-Jablonka Non pas pour rejouer un procès absent, mais pour examiner la mécanique du non-lieu, comprendre « pourquoi tant d’affaires impliquant policiers ou gendarmes s’y terminent ».
Leur point de départ n’était pourtant pas Sivens. En 2020, le duo enquête sur les violences policières lors du mouvement des Gilets jaunes. Très vite, ils constatent que la temporalité judiciaire est incompatible avec la création d’un spectacle. Jusqu’à ce que la décision définitive tombe dans l’affaire Fraisse : plus aucun recours possible, un dossier d’instruction clos, dense, monumental — près de 10 000 pages — qui offre un matériau documentaire unique.
Sima Khatami raconte son choc en découvrant « qu’on enquête presque davantage sur la victime que sur les responsabilités ». Ce basculement, cette sensation de marcher sur des œufs, devient le moteur d’une plongée artistique dans un système où se superposent enjeux juridiques, politiques et médiatiques.
« Au-delà du cas Rémi Fraisse, on raconte un fonctionnement », explique Olivier. Celui d’une justice qui implique des institutions travaillant main dans la main — police, gendarmerie, procureurs — et qui rend particulièrement difficile l’établissement d’une vérité judiciaire. La condamnation de la France devant la Cour européenne des droits de l’homme constitue un tournant, mais ne suffit pas à dissiper ce que les artistes décrivent comme une aporie : le point où droit et justice cessent de se rencontrer.
Au plus près des faits
Pour Non-lieu, le duo a fait un choix radical : ne s’appuyer que sur le dossier d’instruction, sans interviews complémentaires. Témoignages, interrogatoires, réquisitoire du procureur, réponses des avocats de la partie civile : tout est tiré des archives. « On a enlevé tout ce qui fabriquait du doute ou du spectaculaire », insiste Sima. Leur objectif : rester au plus près des faits, dépouillés, sans interpréter ni orienter.
La forme, elle, oscille entre théâtre et cinéma, dans une tension constante entre ce qui est montré et ce qui échappe. Les images d’archives, les extraits de presse, mais aussi les vidéos de gendarmerie — dont certaines jamais rendues publiques — deviennent autant de pièces à conviction. Les artistes les traitent parfois « en creux », comme ce film sous-exposé du gendarme-cameraman que même les parents de Rémi n’ont jamais pu voir : « On n’a que la transcription et une capture d’écran. Ça ressemblait à un film de Guy Debord : noir sur noir », raconte Sima.
Le spectacle adopte la forme d’une enquête sur l’enquête. La première partie reconstitue minutieusement les faits, tandis que la seconde met en tension le réquisitoire du procureur et les contre-arguments des avocats. Le spectateur se retrouve dans la position inédite d’un juge d’instruction : naviguer d’un récit à l’autre, sans pouvoir s’identifier à un protagoniste, balloté entre contradictions, zones d’ombre et points aveugles.
Cette mise à distance permet de faire du théâtre un espace d’analyse plutôt que d’indignation. « Ce n’est pas un théâtre militant », insiste Olivier. Plutôt un lieu où l’on dispose les récits, où la dramaturgie devient un outil pour permettre au public de se frayer un chemin dans une matière brûlante : celle des archives judiciaires, des voix divergentes, des vérités multiples.
SUZANNE CANESSA
Non-lieu
28 et 29 novembre
Théâtre Joliette, Marseille
Retrouvez nos articles Scènes ici













