D’abord, il y a les enfants. Petits, de 7 à 12 ans. Dans un cabaret hyper brechtien – face public, en chœur parlé-chanté dont se détachent tour à tour quelques voix – ils jouent comme il se doit un prologue. Celui-ci résume La Mère, celle du roman de Gorki (1907), adapté pour la scène par Brecht en 1931. Qui a étiré le trajet du personnage jusqu’à la révolution bolchévique de 1917 (avec Hans Eisler à la musique). Pièce adaptée ensuite collectivement par la compagnie Organon et quelques auteurs en 2025 (Vincent Beer Demander et son orchestre à plectre à la musique). Un projet qui se démultiplie vers un infini de parenthèses, de prolongements, de collectif(s) et de rencontres.
Les petits du prologue sont incroyables. Le public, sur la scène, les entoure, les applaudit, avant de rejoindre ses sièges et de changer de point de vue. Place aux autres, aux adultes, aux mères, aux ados, qui vont retracer l’histoire en remontant le temps, de 1917 et l’aboutissement révolutionnaire, à 1905 et son « Dimanche rouge ».
Distanciation réinventée
Place aussi à la musique, si essentielle à la dramaturgie brechtienne, porteuse de son concept de distanciation : comme à l’opéra, il s’agit de s’adresser directement au public, pas pour dérouler ses états d’âme, mais pour remettre en cause la violence capitaliste. Vincent Beer Demander invente des Songs magnifiquement orchestrées pour son ensemble de 38 musiciens de toutes générations qui sonne mambo, guinguette ou impressionniste selon les couleurs de l’intrigue.
Dans cette version 2025, Pélagie Vlassova est incarnée par des habitantes (et un habitant) de la Belle de Mai, partageant avec elle les problématiques de la pauvreté extrême et du manque d’instruction. Mais surtout : révoltée de ne pouvoir nourrir correctement son enfant, et de craindre pour lui la violence institutionnelle.
Une révolte qui est à proprement parler collectiviste : la vitalité et l’extrême implication physique, énergique, de l’ensemble des générations permet de danser ensemble (Aurélien Desclozeaux à la chorégraphie), chanter et jouer ensemble. Ou seul·e, remarquablement, porté par les autres.
Thérapeutique sociale
Un théâtre qui permet aussi de parler, comme à travers un miroir, du miracle de cet art qui soigne celleux qui le pratiquent autant que celleux qui le reçoivent. Comme la politique sauve les mères du repli identitaire, les fait sortir de leur « cuisine » et prendre part au combat commun, qui commence par celui pour leur enfant, mais ne s’y arrête pas.
Brecht, dans son Petit organon pour le théâtre (1948), expliquera que le théâtre, « à la frontière de la politique et de l’esthétique », doit distordre le réel pour le représenter, non par l’imitation, la mimésis, mais par un décalage inattendu entre le personnage et le corps qui le représente. Organon met en œuvre ce principe, sur une scène partagée, avec des corps décalés par leur histoire, mais proche de l’intrigue par leur vécu.
AGNÈS FRESCHEL
Mère(s) a été créé au Festival de Marseille du 13 au 17 juin.
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