Un triptyque de 204 minutes signé Daniel Eisenberg. Trois films d’une heure qui peuvent s’appréhender distinctement ou se trianguler en un seul long-métrage, nous immergeant dans la durée des tâches individuelles et collectives, dans l’organisation des procédures de fabrication, dans l’histoire et la géographie d’un travail contemporain multiforme. Trois lieux, trois environnements, trois modes de production. D’abord, un atelier allemand de prothèses : pieds, jambes et mains. De leur conception à leur réalisation. Travail de précision, nécessitant la collaboration de divers spécialistes. Ce premier volet s’offre comme un puzzle : on va de la partie au tout, le spectateur ne sachant pas immédiatement ce qu’est ce tout-là. La main « fait » la main et les doigts de l’ouvrière-sculptrice se mêlent dans une trouble caresse, aux doigts factices si patiemment modelés. Puis, comme par métonymie, un atelier de ganterie à Millau : la Maison Fabre. La main, encore, experte à découper, assembler, coudre pour ganter au plus élégant. Le passé de l’usine en arrière plan, une collection de machines sur une étagère, la tradition de la marque made in France siglée et la vitrine d’une boutique de luxe comme destination finale.
Fascinante bobine
Enfin, l’usine RedKom à Istanbul d’où sortent quotidiennement des milliers de jeans. Le corps, la machine, le corps-machine, le geste, la posture, la chorégraphie des process industriels, la concentration des ouvriers·ères, l’alternance des plans serrés et des plans larges, leur fixité, l’étirement des séquences, à l’instar de celle où les employées turques arrimées à leur machines à coudre positionnent et piquent les pantalons à la file. Gestes précis rapides comme accélérés dans un temps dilaté et tendu, jusqu’à la pause et à la dispersion souriante des travailleuses. Le silence des hommes et des femmes, le bourdonnement, le cliquetis ou le souffle des mécanismes, la répétition, l’accumulation : sans un commentaire, les images peu à peu exercent sur le spectateur une forme de fascination. Le précédent opus de Daniel Eisenberg (The Unstable Object, au FID en 2011) explorait déjà la documentation si particulière du travail et des hommes, sur trois fronts : une usine automobile high-tech de Dresde, un atelier vintage d’horlogerie à Chicago et une fabrique de cymbales à Istanbul. Projet plus ambitieux, plus long, tout aussi exigeant, cette « suite » se déploie ici dans toute sa dimension. « Je m’intéresse à la manière dont l’observation prolongée ouvre la pensée, permettant aux expériences et aux associations d’être produites par le spectateur plutôt que par le créateur », explique le réalisateur, et ajoute : « C’est une réponse à ce que je considère comme des approches et des procédures fatiguées qui ferment la pensée et exécutent publiquement des préjugés inconscients, des préjugés culturels et des hypothèses non vérifiées. » Le résultat est à la mesure de cette ambition.
ÉLISE PADOVANI
The Unstable Object II, de Daniel Eisenberg
Grand prix de la compétition internationale
Prix Georges de Beauregard international