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De l’art ou du colon ?

Depuis quelques années, les programmations culturelles s’ouvrent aux artistes racisé·es, et aux questions de dominations coloniale et post-coloniale. Pour autant, peut-on vraiment parler de culture décoloniale ? Entretien avec Françoise Vergès, membre fondatrice du collectif Décolonisez les arts

Diasporik. Vous avez souvent dénoncé la persistance des hiérarchies coloniales dans les institutions culturelles. Comment définiriez-vous aujourd’hui ce que signifie « décoloniser les arts » ?

Françoise Vergès. C’est l’une des sept femmes qui ont fondé l’association Décoloniser les arts qui avait trouvé cette appellation, et je dois dire qu’elle était très parlante à l’époque [en 2015 ndlr]. Aujourd’hui, je parlerais plutôt de décolonisation des institutions : écoles, galeries, biennales, musées. Ces institutions font partie prenante d’une économie symbolique et matérielle loin d’être neutre. Elles appartiennent au monde européen colonial, impérialiste et capitaliste. 

En quoi ce rapport à l’art est-il spécifiquement européen ? 

Il y avait évidemment des collections d’art dans le monde non-européen. Rois et reines, empereurs et impératrices, aristocrates, marchands, ont constitué des collections, des créations artistiques étaient échangées, données, ou pillées. Mais l’impérialisme et le capitalisme ont changé le monde de l’art : pillages massifs, transformation de créations en « art », appropriation de pratiques, d’esthétiques, création d’une histoire de l’art où l’Europe tient la place centrale, invention du musée, organisation des créations selon des régions et des époques… tout cela a été inventé par l’Occident. Edward Saïd a très bien montré cela dans son ouvrage L’Orientalisme. L’invention de l’Orient par l’Occident.

Qu’en est-il aujourd’hui ? 

L’analyse rigoureuse de l’économie du monde de l’art révèle sa fausse neutralité. D’où vient l’argent des fondations privées : armes ? pétrole ? plantations ? Comment s’organise l’art-washing ? Comment l’art permet-il à des corporations et à des milliardaires de s’innocenter de leurs crimes ? Comment les musées contribuent à la gentrification d’une ville ? À quoi servent les politiques d’inclusion et de diversité quand les migrant·es sont harcelé·es, enfermé·es dans des camps ? 

Pourquoi la destruction totale des musées, des sites archéologiques et historiques à Gaza n’a-t-elle pas entraîné de réactions fermes des artistes ni des institutions artistiques en Occident ? Ni le pillage du musée national de Khartoum ? 

Il n’y a pas d’égalité entre les musées, la majorité d’entre eux est en Occident, leurs prestigieuses collections ont été fondées sur le pillage et un capital accumulé sur l’extraction. Il n’y a pas d’un côté le monde de l’art et de l’autre le reste du monde. La décolonisation de ces institutions s’inscrit dans le large mouvement de décolonisation, elles ne peuvent pas être décolonisées seules, elles ne sont pas indépendantes des idéologies et des économies dominantes. 

Dans vos écrits, vous insistez sur la manière dont la violence coloniale continue d’habiter les musées, les pratiques curatoriales, et les imaginaires artistiques. Pouvez-vous nous parler de ces formes de colonialité résiduelle dans l’art contemporain ?

Elles ne sont pas résiduelles, elles sont constitutives des institutions. 

Il n’y a pas de prise de conscience, selon vous ? 

J’observe bien sûr les efforts des musées et des biennales pour mieux donner les contextes, pour inclure des artistes du Sud global, pour initier des conversations, pour organiser des expositions sur des sujets jusqu’ici ignorés. Il était temps, et c’est justice. 

Maintenant, il faut aussi imposer une justice sociale : salaires et conditions de travail des personnes qui nettoient, qui gardent, des technicien·nes… et une justice raciale dans le recrutement. Mais devons-nous continuer à demander la construction de musées sur le modèle hégémonique occidental ? Suffit-il de diversifier ce qu’il y a sur les murs et dans les collections sans remettre en cause l’économie spéculative ?

Je dois dire qu’aujourd’hui je suis surtout intéressée par le travail d’imagination autour de ce que seraient des pratiques curatoriales et des institutions post-racistes, post-capitalistes et post-impérialistes. Travailler à l’abolition d’un monde cruel et brutal, de dépossession et d’extraction, et de racismes, un monde dont l’économie fabrique un monde inhabitable et irrespirable pour la majorité de l’humanité et d’espèces non-humaines, c’est cet effort qui m’intéresse. 

En quoi les logiques néolibérales de l’industrie culturelle entravent-elles, selon vous, toute véritable entreprise de décolonisation artistique ?

La décolonisation, ce n’est pas s’arranger avec le néolibéralisme, c’est travailler à son abolition. On vit dans ce système, donc avec les contradictions qu’il crée, mais il n’y a rien à attendre de lui.  

Quels modèles alternatifs – historiques ou actuels – vous semblent inspirants pour penser une écologie des arts réellement décoloniale ?

Il y en a plusieurs et je ne peux pas les citer tous. Mais je peux dire que chaque mouvement social, chaque mouvement révolutionnaire ou de libération nationale, a mis en place des pratiques innovantes questionnant des pédagogies autoritaires, la place de l’artiste comme individu et comme génie, contestant l’art bourgeois et colonial. C’est une très riche histoire.

Comment repenser les rapports entre artistes, publics et territoires à la lumière d’une critique décoloniale ?

Peut-être en se demandant déjà comment ces rapports ont été constitués hiérarchiquement. Devenir musicien, peintre, sculptrice, performeuse, cinéaste, etc. demande de pratiquer, d’apprendre, de comprendre qu’il faut du temps, que créer est un travail à la fois mental, manuel, spirituel. L’atelier de l’artisan·e (en français, artisan·e est dévalué par rapport à artiste, c’est une division de classe) donne l’image de la transmission par l’œil, le toucher, le son, la répétition et l’autonomie.

Le mot « réparation » revient souvent dans vos écrits. En quoi les arts peuvent-ils contribuer à des formes de réparation – symboliques, psychiques, politiques ?

En rejoignant les luttes pour l’abolition du capitalisme racial, de l’impérialisme.

ENTRETIEN RÉALISÉ PAR SAMIA CHABANI


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