Mindoro, Philippines. Un village de pêcheurs. Baraques sommaires de bois et de tôles ouvertes aux quatre vents et aux pluies tropicales. Les hamacs pour les siestes. Les filets lancés par les hommes depuis de petites embarcations. Le séchage, la vente du poisson sur la grand’route par les femmes. L’église et les processions où se retrouvent ces anciens esclaves évangélisés par les Espagnols. Les gestes du quotidien, les virées en moto. Une vie simple. Pauvre mais pas misérable. On mange à sa faim. La nature est luxuriante. Les familles solidaires. Pourtant, la jeune Mélissa rêve de partir. Les montagnes barrent l’horizon qu’elle contemple et de Manille les agences de recrutement des personnels de maison proposent des contrats à l’étranger. Son amie plus âgée a tenté l’expérience autrefois et est revenue au pays. Elle lui dit la solitude de l’exil, la tristesse de ne pouvoir parler à personne dans sa langue, le chagrin de la séparation et celui de ne pas voir ses enfants grandir, la contrainte de l’effacement de soi : « tu apprendras à tout faire à la perfection et plus invisible tu seras, meilleur sera ton travail »
A Lisbonne, à 12 000 kms de là, on suit une autre Philippine, qui, autrefois journaliste, a fait le choix de devenir domestique chez de riches Portugais. Maison d’«architecte » où elle a une petite chambre. Journées qui enchaînent les tâches ménagères et où elle suit les préceptes -donnés comme les tables de la loi, de l’employé modèle. Le jour de congé, les réunions avec ses compatriotes, pour partager ses expériences, se réconforter grâce aux photos des êtres aimés, les retrouver de temps à autre en face time. Pas le bagne, mais la domination tranquille et décomplexée de l’ancien colon devenu patron.
Léonor Nolvo en collant sa caméra à ces femmes, en faisant entendre au travers des dialogues ou par un monologue intérieur, les raisons de leur choix, nous fait percevoir sans manichéisme, ni docte discours, les enjeux humains de l’exil économique. Elle place les trajectoires individuelles dans la perspective historique de la colonisation et du discours dominant des vainqueurs. Et si Magellan n’avait pas fait le tour du monde ; et si on parlait un peu du rôle de son esclave Henrique ? Au théâtre, on réécrit l’histoire du point de vue des vaincus. On rejoue les batailles où les colonisés se sont révoltés contre l’asservissement des Européens. Mais cette prise de conscience n’arrête pas l’émigration de ces Philippines qui vendent leur force de travail dans les pays riches, vont s’occuper des enfants et des parents des autres en laissant les leurs au village, victimes d’un ordre mondial inique comme un héritage maudit.
ELISE PADOVANI
Bulakna a été présenté à la 36è édition du FID en première mondiale