« Au départ, la curiosité était mon principal motif. La surprise, le choc et la stupeur ont pris le relais. Puis la rage m’a portée jusqu’au bout. » Voilà comment dans la préface Jane Evelyn Atwood explique le point de départ de son travail, qui l’a emmenée pendant 10 ans, de 1989 à 1999, dans quarante prisons, des États-Unis, d’Europe, de Russie et jusqu’en Inde. Elle y a rencontré des centaines de femmes emprisonnées, dont elle a capté l’image à travers l’objectif, et les histoires dans des entretiens qu’elle restitue dans le livre. Il en ressort un ouvrage-manifeste sur l’inhumanité et les inégalités que subissent les femmes dans l’univers carcéral. Ce système construit par les hommes, pour les hommes, dans lequel on envoie des femmes jugées par des hommes, qui ont très souvent commis leurs délits à cause des hommes.
Car il y a dans les témoignages recueillis par Jane Evelyn Atwood un constat sans appel. Presque toutes les femmes emprisonnées le sont à cause du comportement des hommes. Celles qui se sont laissées embarquer dans un braquage sans le savoir ; celles qui sont utilisées comme « mules » ; celles qui se défendent, ou défendent leurs enfants, d’un mari violent.
C’est le cas de Frances – tous les prénoms ont été modifiés par l’autrice – qui a subi le comportement d’un mari ultra-violent pendant 24 ans. Elle « obtient » le divorce, mais le cauchemar n’est pas terminé. Il la suit, elle se planque, les lettres de menace pleuvent, il lui tombe dessus, l’étrangle, lui défonce les côtes à coup de pieds. Ses multiples tentatives d’alerter la police ne changent rien, alors un ami à elle souhaite prendre les choses en mains et lui régler son compte. Elle l’accompagne, non armée, mais son ex-mari lui tire dessus, son ami riposte et tue l’ex-mari. La juge retient le meurtre par préméditation, elle est condamnée à la perpétuité.
Il y a aussi Bonnie, surnommée la « femme qui aimait les couteaux ». Quand Jane souhaite la rencontrer, on lui dit qu’elle est « trop dangereuse », alors un entretien spécial est préparé. Elle est enchaînée – pieds, poings et taille – au point d’être courbée sous tout ce poids. La photographe voit une gamine d’à peine 20 ans. Elle lui raconte son crime : violée par son beau-père à de multiples reprises, elle n’a trouvé qu’un couteau pour se libérer de lui, lors d’un énième viol.
Beaucoup de témoignages mettent aussi en avant l’inégalité que subissent les femmes devant la justice, « puisqu’on ne pardonne pas aux femmes d’avoir commis un crime », expliquait Jane lors d’une rencontre à la librairie Maupetit (Marseille) le 11 juin dernier. Ainsi, à délit égal, elles sont souvent plus lourdement condamnées que les hommes. Aux États-Unis, les hommes pouvaient souvent négocier leurs peines, les femmes moins. Les avocats commis d’office leur proposaient de plaider non coupable « puisqu’une femme ne sera pas envoyée en prison » : la peine était encore plus lourde.
Tout est noir et blanc
Il y a les mots, et les photos. Le livre s’ouvre sur les murs des prisons qui ne laissent entrevoir le ciel qu’à la dérobée. Des portraits aussi, de femmes souvent barrées par l’ombre des cellules. La photographe parvient à capter des moments intimes. Une cigarette fumée par une détenue dans sa cellule, une scène de bain collectif dans le sauna d’une prison russe. Pour toutes ces photos Jane a obtenu l’accord de ces femmes. Un accord pas facile à obtenir tant il est honteux pour elles d’être emprisonnées : c’est la double peine.

Mais ces photos ont aussi permis de faire bouger certaines lignes. C’est le cas de celle prise en 1993 en Alaska, où une prisonnière, le visage grimaçant de douleur, est sur le point d’accoucher, mais toujours les mains liées par des menottes. Cette photo sera utilisée par Amnesty international pour une campagne de lutte contre cette pratique, et elle sera interdite aux États-Unis et en Angleterre en 1997. Pour autant, les différences de traitements entre les hommes et les femmes dans le système carcéral restent profondément inégales [lire ici], et l’intérêt de ce livre paraît aussi essentiel qu’en 2000 lors de sa première édition. Dans une lettre envoyé à Jane, une détenue écrit : « Il y a après un passage [en prison], quelque chose de gluant qui reste… comme une malédiction, un mal sournois. » La lecture de ce livre, lui, laisse un goût de révolte nécessaire.
Une photographe à la pose longue
Franco-américaine, Jane Evelyn Atwood s’est distinguée pour ses projets photographiques documentaires et au long cours, s’intéressant aux marges, à ceux qu’on ne regarde pas. Outre son travail long d’une décennie sur les femmes en prison, elle a aussi suivi le milieu de la prostitution à Paris (Pigalle People, ed. Bec en l’air ; Rue des Lombard ed. X. Barral). Exposée et reconnue dans le monde entier, elle a reçu de nombreux prix : Prix W. Eugene Smith en 1980, prix Kodak de la critique photographique en 1984 ou encore le prix Oskar-Barnack en 1997.
Trop de peines/Too much Time
Éditions du Bec en l’air
45 €
Femmes en prison : les inégalités perdurent
25 ans après la première édition du livre de Jane Evelyn Atwood, les conditions d’incarcération des femmes en France restent très défaillantes
Accès aux soins, isolement, discriminations de genre… si les femmes ne représentent que 3% de la population carcérale en France, elles en sont aussi les grandes oubliées. Non pas que les hommes soient particulièrement bien lotis, mais les femmes connaissent les mêmes problèmes qu’eux, et d’autres encore.
Il y a par exemple l’isolement. En France, les prisons qui accueillent des femmes sont très inégalement réparties sur le territoire, la plupart dans la moitié Nord de la France. Loin de leur famille, les femmes sont plus isolées que le reste des détenus, et leurs parloirs sont fréquemment vides.
Peu d’établissements qui accueillent des femmes, et seuls deux leur sont dédiés. Aussi, la non-mixité de rigueur en prison – qui est la pratique, non la loi – discrimine les femmes pour toutes les activités proposées en détention. Et quand elles y ont accès, elles sont souvent stéréotypées : un article de l’Observatoire international des prisons (OIP) nous apprend que la majorité des formations professionnelles proposées aux femmes sont liées à la cuisine et aux métiers de l’entretien…
Une autre étude du même Observatoire intitulée « Liberté de se vêtir : un droit remisé au placard », explique comment la notion de « décence » vestimentaire, à la discrétion du personnel pénitentiaire, est bien plus strictement appliquée aux femmes qu’aux hommes :« Les détenues doivent la plupart du temps se couvrir les épaules, les genoux, voire les mollets. »
À lire sur le site de l’OIP également : les problèmes liés à la précarité menstruelle, à l’accès à la contraception, au suivi médical des détenues enceintes… la liste des défaillances est encore longue.
NICOLAS SANTUCCI
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