C’est sur le plan fixe d’un paysage que s’ouvre le film. La montagne et derrière, devinée, la ville des hommes. Une brume estompera peu à peu les contours jusqu’au gris uniforme, opaque. En off, la question de la réalisatrice : comment enlever le « mauvais œil » à quelqu’un ? Et serait-il possible de l’enlever à un pays maudit ? Serait-il possible de désenvoûter le Liban ?
Un rêve tu ou crié dans les rues. Sortir de la fatalité de l’injustice, de la violence, de la corruption. Vivre libres et en paix. Changer le système politique et l’existence de ceux qu’on aime : un rêve têtu.
Myriam El Hajj raconte ici une histoire collective et intime. Entre espoirs, euphorie, colère, déceptions, frustration, fatigue et peurs. Entre un amour qui finit et une révolution qui s’épuise. Entre le récit d’un passé trouble et les difficultés d’imaginer un avenir radieux. Elle raconte chronologiquement quatre années d’Histoire libanaise à travers le quotidien et le regard de trois personnes de générations différentes.
D’abord, Joumana Haddad, quinquagénaire, militante des droits des femmes, écrivaine, journaliste. Athée et prônant la coexistence pacifique entre les religions. Candidate aux élections législatives à Beyrouth en 2018. Élue le dimanche, défaite le lundi dans un scrutin à faible participation, marqué par des fraudes et confortant le pouvoir du Hezbollah.
Puis Perla Jo Maalouli, trentenaire, chanteuse, cinéaste, photographe, activiste. Figure emblématique de la Thaoura de 2019, la révolution populaire libanaise contre l’incurie et la corruption du gouvernement, contre la confiscation du pouvoir depuis des décennies par quelques grandes familles « illustres ».
Et enfin, Georges, le vétéran unijambiste de la guerre civile de 1975, surnommé par ses compagnons « l’homme de la nuit » à cause de ses insomnies. Hanté par ses souvenirs. Le massacre du bus de Beyrouth le 13 avril et les affrontements entre phalangistes chrétiens et palestiniens pendant 15 ans. Georges, amer, le sentiment chevillé de s’être fait utiliser, d’avoir définitivement perdu la guerre. Le vieux ronchon jamais jugé par la cinéaste, jetant un regard critique et désabusé sur les manifestations et la stratégie des révolutionnaires.
Jusqu’à l’explosion
La voix off d’El Hajj se mêle aux leurs, fait lien et couture. Le privé et le commun dialoguent. Jusqu’où aller quand ses enfants sont menacés ? Comment gérer l’inévitable lassitude des luttes infructueuses ? Comment supporter ce sentiment d’être prisonnier de son propre engagement. « On est des morts et on crie dans un cimetière ! »
Année après année, les pages du journal se tournent. Permanence des conflits. Aggravation de la crise économique et financière. Le film nous plonge au cœur des manifestations de la capitale, éruptives et joyeuses, au plus près de ceux qui réclament le départ du gouvernement en place. Nous embarque dans un long travelling arrière comme aspirés par la ville déserte de l’ère Covid. Ou, en mode reportage, nous fait vivre l’assaut d’une banque en rupture de paiement. Jusqu’à la sidération du 4 août 2020 où l’explosion d’un entrepôt pulvérise le quartier du Port.
Certains éclats de verre mettent deux ans à être éjectés des plaies, les éclats d’obus en mettent trente. Combien de temps pour expulser tant d’éclats de malheur fichés si profondément ?
Pour autant, la réalisatrice n’est pas désespérée : « Si tu peux survivre à la guerre et à une telle explosion, tu es obligée de te reconstruire ». La bouillonnante Perla continue de chanter au nez et à la barbe des censeurs malgré ses doutes et les intimidations. Et c’est bouleversant. ELISE PADOVANI
Journal Intime du Liban
Myriam El Hajj
Sortie le 15 oct 2025