Olivia Rosenthal n’a jamais aimé les lignes droites. Son écriture procède par bifurcations, croisements, détours et glissements. Une femme sur le fil ne fait pas exception. Mille paragraphes numérotés trament ce texte où s’entrelacent récit intime, destinées tragiques et vies minuscules, méditations sur le deuil et le vide – curieusement mais systématiquement adossés – et dialogues avec des acrobates.
Ici, tout commence par le fil. Littéral et métaphorique, il relie, retient, entrave parfois. Il est celui du textile, domaine du père, ingénieur daltonien qui distinguait mal les couleurs mais maniait les matières. Celui de l’équilibriste, entre ciel et sol, vertige et maîtrise. Celui de l’angoisse, qui survient par bouffées, qui submerge Zoé à la vue de cet oncle « aux mains baladeuses ». Celui de l’écriture, ligne tendue sur laquelle Rosenthal avance en défiant comme à son habitude l’injonction du récit classique.
Ces mille fragments numérotés dessinent un parcours éclaté, où se mêlent des voix familières ou inconnues, les souvenirs d’une sœur disparue. Une structure en éclats, mouvante, où la pensée avance par essais, recule, trébuche parfois, mais ne cesse de chercher son point d’équilibre. Et où la légèreté surgit toujours d’un discours pour parer à la caricature : comme dans cet hilarant traité de ponctuation : « J’estime que les points d’exclamation sont des béquilles pour des phrases non abouties, celles dont on ne saisit pas à la seule lecture l’harmonie, l’intonation, le rythme et l’intention. Il y a un aveu de faiblesse dans l’usage du point d’exclamation. »
Vide et expérimentation

En guise de points d’exclamation, ou, « encore pire », de ces points de suspension qui créent une « fausse connivence », on trouvera des variations de rythme, des paragraphes tantôt denses, tantôt réduits à un seul mot, des reprises qui sculptent la langue plutôt qu’elles ne la contraignent. Comme Montaigne, cité au même titre que Philippe Petit ou Françoise Dorléac, Olivia Rosenthal corrige, réécrit, ajoute, ajuste. Une femme sur le fil scrute le rapport au corps, au doute, au vertige, à l’apprentissage du risque. Pour certains circassiens, la marche sur le fil est un ancrage, une façon de suspendre l’instabilité de leur enfance cabossée. Une voltigeuse provoque son public en lui demandant de lui lancer des boîtes de conserve ; un exilé congolais voit sa fille funambule réconcilier, en un seul geste, les deux rives de leursvies séparées par la distance. Ce que répare Une femme sur le fil conservera jusqu’au bout une part secrète ; le récit n’en demeure que plus émouvant.
Une Femme sur le fil, Olivia Rosenthal
Gallimard – 17 euros
Retrouvez nos articles Littérature ici