« Il y a 26 ans, j’étais ici, à l’Hôtel Maynier d’Oppède. Je faisais partie alors des jeunes de la Méditerranée en 1998 », explique le génial clarinettiste Kinan Azmed au public auquel il apportera des précisions historiques, personnelles, poétiques et humanistes pour chaque pièce. Se conjuguent alors la technique instrumentale sans failles des musiciens à la beauté des tissages mélodiques et le sens. Les morceaux joués ce soir-là permettaient d’arpenter les créations du compositeur au fil des années, retours en arrière, mises en lumière de certains thèmes à l’aune du présent qui les colore parfois tragiquement. Ce sont les abricotiers plantés à Jisreen où Kinan Azmeh allait en vacances chez ses grands-parents, l’évocation de mois d’été heureux, désormais disparus sous les bombes. La dépossession des lieux du souvenir, de ce qui restait « la maison » dans l’imaginaire, se traduit avec délicatesse dans les volutes d’une clarinette sensible, profonde, délicatement onirique, qui se joue des rythmes impairs orientaux et les fait se frotter aux occidentaux. Les ornementations se mêlent, empruntent aux musiques tsiganes, klezmer, slaves, arméniennes, au jazz, aux phrasés « classiques », se lancent dans des effets de glissando, de growl, virtuosités multiples, jamais gratuites, au service d’un propos qui s’exacerbe, se déploie, nuancé, coloré, brillant. En résultent des compositions d’une élégante nostalgie teintée de sourires et de fêtes.
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En ouverture, le premier morceau écrit pour une pièce de théâtre sortie en 2022 et un film qui n’est jamais sorti, The Queen commanded him to forget, prélude de son refus à oublier. Suit Dance, que le clarinettiste créa avec le violoncelliste YoYo Ma, véritable fresque aux ruptures rythmiques éloquentes, hommage à Jisreen. La ligne mélodique subtilement prenante enveloppe l’auditoire de sa poésie, se pose sur les ostinatos de la guitare de Kyle Sanna, les notes lourdes de la basse de Josh Myers, les percussions et batterie de John Hadfield. Les trois musiciens apportent leur univers au fil des morceaux, les improvisations de Kyle Sanna qui surprennent parfois même ses complices, avec ses phrases inachevées, ses inspirations déroutantes et fines, la souple rigueur de Josh Myers qui équilibre savamment les mondes en une esthétique en épure, l’inventivité époustouflante de John Hadfield qui offrira un solo éblouissant. S’il est des voyages retour impossibles, il y a des refondations : c’est lors d’une fête de Thanksgiving, que le musicien se sentira curieusement chez lui, enfin, aux États-Unis. « Sentiment étrange à la fois joyeux, car je me sentais pour la première fois depuis longtemps à la maison, et coupable, car ce n’était pas, ce ne pouvait être le « chez moi » de mon enfance, détruit par la guerre », explique Kinan Azmeh avant l’envoûtant Galileo Galilei rêvé à Padoue, université du savant qui apporta tant à nos représentations du monde… Chaque pièce donne lieu à une histoire. On sera séduits par la fougue débridée de Wedding et l’humour de la clarinette qui mime un épuisement festif avant de se replonger dans un final ébouriffant. En bis théâtral, Airports est dédié « à tous ceux qui sont collés à l’arrière des aéroports en raison de leur couleur de peau, de leurs croyances ou de leurs passeports ». Un plaidoyer enflammé pour un monde d’acceptation et de compréhension de l’autre, le thème sera repris en chœur par le public… Seule la musique peut le faire ? Exceptionnel !
MARYVONNE COLOMBANI
Le 19 juillet, hôtel Maynier d’Oppède, Aix-en-Provence, Festival d’Aix