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AccueilSociétéPolitique culturelleMigrations et colonisations, un continuum impossible ?

Migrations et colonisations, un continuum impossible ?

Avec plus d’une trentaine de contributions, l’ouvrage France, terre d’immigration, publié sous la direction de l’historien Pascal Blanchard et du sociologue Nicolas Bancel, explore les relations nouées par la France avec les populations issues du monde maghrébo-oriental

Diasporik. France, terre d’immigration parcourt l’histoire depuis le début du VIIIe siècle. Pourquoi cet ouvrage aujourd’hui ?

Pascal Blanchard. La France vit avec l’Orient, depuis treize siècles, une relation complexe et riche. Ce livre propose le récit de cette longue histoire et de ses grandes étapes. La figure de l’« arabo-oriental » est mouvante mais centrale. Même s’il y a très peu de « turcs » ou de « barbaresques » en France jusqu’au XVe siècle, puis des maghrébins avec l’histoire coloniale ou des Arméniens, cette histoire traverse les siècles et se prolonge dans le présent. Cette présence a catalysé un ensemble de stéréotypes. 

Notre ambition est d’appréhender les systèmes de représentation des « arabo-orientaux » en lien avec l’histoire concrète des flux migratoires, des relations diplomatiques, culturelles, militaires… Ces représentations sont animées par des archétypes comme ceux du « sarrasin », de l’« ottoman », du « musulman », du « levantin », du « bougnoule », du « barbaresque », du « sidi », de l’« oriental », du « métèque », du « beur » ou de l’« arabe musulman ». 

Votre ouvrage couvre une aire culturelle qui s’étend sur une vingtaine de pays du pourtour méditerranéen, des côtes de l’Atlantique à la Turquie, de l’Afrique du Nord à l’Arménie, du Liban au Sahara, de la péninsule arabique à l’Égypte… Pourquoi cette géographie ? 
Nous avons souhaité dépasser les anciens cadastres géographiques qui séparent habituellement le Maghreb du Proche et du Moyen-Orient. Ces divisions géographiques sont formelles et l’aire géographique que nous proposons est cohérente historiquement, par le réseau d’interrelations entre chacun des pays ainsi que la simultanéité des migrations vers l’Hexagone des populations de ces pays qui s’intensifient dès le XIXe siècle.

Pouvez-vous expliquer les ruptures et grands chapitres dans le livre ? 
Après un long prélude de près de dix siècles jusqu’à la Révolution française et l’expédition d’Égypte, nous avons articulé la période coloniale en cinq moments distincts (1798-1956) dont les guerres ont bien souvent été des césures majeures, et la période post-coloniale en cinq temps (1957-2024). Finalement, 11 chapitres structurent le livre, avec des moments de bascule comme la Révolution française, les débuts de la IIIe République et une nouvelle vague de colonisation, la Grande guerre et ensuite l’entre-deux-guerres, puis la période des Trente glorieuses, la décennie des années 1970, puis la marche pour l’égalité et contre le racisme comme moment de bascule, et enfin l’année 2001 et 2014 comme les deux ruptures de la période contemporaine. 

Pour toutes les populations de l’aire arabo-orientale, la France a suscité des vocations migratoires, révélant l’attractivité d’un royaume, puis d’une nation en partie liée à l’alliance franco-ottomane à partir de 1536, aux échos de la Révolution de 1789 et à l’« expédition » égyptienne de 1798.

Les chocs des années 1973-1974 puis des années 1983-1984 marquent les premiers ressacs de cette passion. En un peu plus d’un siècle, la France semble être passée du statut de terre rêvée à celui de terre hostile, où les trois quarts des Français pensent désormais qu’il y aurait trop d’étrangers dans l’Hexagone, visant explicitement depuis plus d’une décennie les « musulmans ».  

Comment expliquez-vous qu’il n’y ait toujours pas un musée consacré à l’histoire coloniale en France ?
Nicolas Bancel. L’inertie politique. L’absence de volonté de construire un véritable musée consacré à l’histoire de la colonisation et à ses conséquences contemporaines tient au fait que la France hérite de son passé colonial. Plusieurs populations sont directement reliées au passé impérial : les harkis, les rapatriés (environ 800 000 pour la seule Algérie), tous ceux dont un membre de la famille a pu exercer aux colonies et, bien sûr, les immigrés issus des colonies, depuis les années 1970 majoritaires dans les flux migratoires vers la France. Or, ces populations et leurs descendants n’ont pas du tout le même regard sur le passé colonial. Par exemple un projet de musée nostalgique de la période coloniale a été initialement porté par des associations rapatriées. Les immigrés issus des anciennes colonies et leurs descendants n’ont pas la même vision, les mêmes souvenirs, de la période coloniale. C’est donc un sujet socialement inflammable, qui explique en partie cette inertie des politiques. Par ailleurs, la période coloniale n’est pas spécialement glorieuse, elle remet fondamentalement en question les valeurs de notre démocratie républicaine, l’égalité en particulier. Affronter ce bouleversement n’est pas simple. Pourtant, on sait que le passé ne peut être dépassé que lorsque l’on a admis sa réalité. Nous n’en sommes pas encore là.

Pourquoi l’articulation entre colonisation et migrations reste-t-elle si peu connue alors qu’elle est parfaitement documentée ? 
P.B. L’articulation est parfaitement analysée mais il y a un refus des effets entre ces deux moments historiques. Comme si le statut des populations issues des immigrations en France n’était pas héritier des discriminations et du racisme colonial. Et comme si la rupture des années 1960 ne pouvait avoir de continuum. Cette articulation entre colonisation et migration est donc pensée et politisée : soit elle s’impose comme une grille de lecture politique, soit elle récuse tout lien, empêchant de facto un travail en profondeur sur les ruptures et les continuités. 

Comment analysez-vous les débats décoloniaux actuels ? 
N.B. Les débats publics sont particulièrement polarisés et caricaturaux, avec d’un côté un bloc totalement opposé aux perspectives décoloniales, par exemple les tribuns du Printemps républicain ou de l’Observatoire du décolonialisme. Ces mouvances s’en prennent violemment à tout chercheur soupçonné d’entretenir un lien de proximité avec la pensée décoloniale, sous prétexte que celles-ci fracturent la société, brisent l’universalisme, victimisent les dominés et propagent une « haine des blancs », jusqu’à favoriser le terrorisme islamique… 

De l’autre, nous avons des « actions décoloniales », comme la tenue d’« ateliers non mixtes », réservés aux « racisés », en particulier dans plusieurs universités françaises depuis 2017. Divers de ces mouvements qui se réclament  de la mouvance décoloniale, tels Les Indigènes de la République, ou encore CRAN, la Brigade anti-négrophobie ou la Ligue de défense noire africaine, véhiculent parfois une vision militante réductrice des études décoloniales.

Ces blocs ne font que se renforcer l’un l’autre et parasitent une réflexion approfondie sur les études décoloniales. Celles-ci méritent évidemment un examen critique et plusieurs ouvrages sérieux d’universitaires sont parus récemment en France, offrant des perspectives contrastées qui alimentent, à l’université, des débats vifs mais argumentés. On peut ainsi espérer que l’on saura se saisir dans les études décoloniales ce qui a fait la fécondité de ce courant intellectuel en Amérique du Sud. Mais clairement, nous n’en sommes pas là…

ENTRETIEN RÉALISÉ PAR SAMIA CHABANI

France terre d’immigration
Éditions Philippe Rey – 23 €
Paru le 2 janvier 2025

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