« Un film en Syrie où personne ne meurt, ça existe ? » C’est la question glissée dans le dialogue entre deux ados sur les toits de Damas, devant l’écran d’un smartphone qui documente pour le monde, le quotidien d’une ville assiégée et détruite.
Ce film sans cadavres qui se déroule pendant le siège de la Damas sous les bombes, Soudade Kaadan le réalise pour son deuxième long-métrage de fiction : Nezouh. Réalisatrice-scénariste syrienne, déjà primée à Venise en 2019 pour Le Jour où j’ai perdu mon ombre, elle remporte avec Nezouh, le prix Orrizonti 2022.
Elle y suit ce qui reste d’une famille dans ce qui reste d’une ville. Elle y parle du déplacement (ce que signifie Nezouh) à la fois des populations chassées de leur pays mais aussi des mouvements plus intimes à l’intérieur d’une famille syrienne quelconque ancrée dans un patriarcat ancestral, où chacun pressé par les circonstances devra quitter ses positions pour avancer, survivre.
Rêves d’évasion
Motaz, Hala et leur fille de 14 ans, Zeina sont les derniers habitants de leur quartier assiégé. Malgré les ordres des autorités, Motaz refuse de partir, d’abandonner un appartement où il est le maître pour devenir un réfugié comme tous ceux qui ont fui. L’électricité, l’eau, la nourriture peuvent bien manquer. Chaque sortie sous les balles des snipers peut bien être la dernière, il s’entête. Son épouse Hala et Zeina ne parviennent pas à le faire sortir de ce déni de réalité qui confine à la folie douce et serait plutôt drôle si la situation n’était pas aussi dramatique. Qu’importe s’il n’y a plus de mur, on frappe encore à la porte et quand les bombes éventreront façades et plafonds, il étendra des draps fleuris pour fermer son domaine et protéger ses « filles ». De ses filles, il ne reste que Zeina, seule dans la chambre de trois lits. Les deux ainées ont été mariées, sont parties, confiées à des hommes qui ne les ont peut-être pas protégées. L’adolescence de Zeina brûle de rêves d’évasion, de mer infinie et de constellations : l’eau et l’air pour échapper à la terre. Un monde imaginaire où on peut faire des ricochets dans le ciel et pêcher des poissons dans le vide.
Le missile a ouvert le toit de la maison et Zeina y retrouve un autre adolescent Amer connecté à l’extérieur, passionné d’images. Flirter, rire, rêver. Trouver une fleur de jasmin dans les gravats et barbouiller ses lèvres de mûres écrasées. Une presque normalité dans un désastre. En trois phases chronologiques (la vie au foyer avant la bombe, puis après dans l’appartement éventré et enfin la fuite dans les rues de Damas), la réalisatrice métaphorise enfermements et ouvertures, explosion et implosion, mettant à nu cette famille syrienne, nous la rendant très proche et si peu étrangère. Dans des décors réalistes partiellement reconstitués numériquement, la magie opère, servie par le travail sur la lumière d’Hélène Louvart, de l’obscurité de la maison sans électricité à la lumière crue et cruelle qui la pénètre soudain.
Soudade Kaadan dit avoir voulu changer le regard sur les réfugiés sans les présenter ni comme victimes ni comme héros. Juste des gens qui n’ont pas eu d’autre choix que de partir dans la douleur. Elle dédie son film « à tous les Syriens qui ont péri dans cette guerre, à tous les réfugiés et à tous les disparus en mer. »
ÉLISE PADOVANI
Nezouh, de Soudade Kaadan
En salles le 21 juin