Le dernier roman de Chloé Delaume n’est pas un manifeste post #MeToo ou Mazan même s’il s’inscrit avec détermination dans cet air révolutionnaire du temps. Jouant comme toujours avec l’autofiction, Chloé brode sa Clotilde, que l’on retrouve de romans en romans, avec des caractéristiques biographiques retouchées, et hilarantes. Ainsi Le Cri du Sablier (2001) devient Le Vagissement du minuteur, et Le Coeur synthétique (2020) La Plastification des ventricules. Le fil narratif s’écoule, limpide et drôle, autour de la bande de femmes qu’on retrouve depuis 2020.
Mais malgré cette fluidité, qui n’est jamais une légèreté, l’écriture d’Ils appellent ça l’amour est dès le début, et plus encore à la fin, empreinte d’une douleur qui coexiste avec un comique de mots rageur.
« L’ennui est une couleur qui noie puis éviscère »
Comme dans Pauvre Folle (2023), Clotilde est un personnage envahi par l’angoisse, et qui la retranscrit dans une langue poétique d’une force rare, dispensant des phrases ciselées, intérieures, au cœur de paragraphes où se mêlent aussi paroles de chansons populaires datées (les tubes des cinquantenaires actuelles), conversations sans guillemets (elle hait les marques de dialogue) mais avec italiques, langage cru, disparition fantastique des visages et prunelles qui changent de couleur – comme dans L’écume des jours (La mousse du temps ?) auquel Delaume doit son prénom d’autrice.
« Not all men but only men»
Les phrases qui, par surprise, laissent surgir l’angoisse, racontent une emprise banale, et la honte d’y avoir cédé. Et posent la question de la sororité, de la misandrie. Dans la bande de copines les paroles des chansons s’échangent mais les bouches restent cousues sur ce qui se passe dans les chambres, dans les couples. Seule la plus jeune, trentenaire, a « les bons réflexes » face à la norme de « l’encouplement ».
Mère, lesbienne, épouse, asexuelle ou pratiquant le sexe occasionnel sans lien amoureux, les cinq copines ont toute une expérience du sexe imposé, par force ou lassitude. Comment nommer cela ? C’est en le prononçant pourtant que Clotilde retrouvera sa « figure », et faisant enfin le lien avec la tête éclatée de sa mère sous le coup de fusil de son père. Un traumatisme que Nathalie Dalain, Chloé Delaume et leur double Clotilde ont en commun.
Retrouver son visage
Dans le chapitre final, L’équarrissage pour toutes, Chloé Delaume cite encore Bois Vian, ou plutôt son avatar noir américain Vernon Sullivan.Les femmes, comme les noirs américains qui espéraient échapper à la ségrégation, ne peuvent faire changer la honte de camp. Ils n’auront jamais honte, ne savent pas ce qu’ils font, et appellent ça l’amour. Même lorsqu’ils violent et tuent, ils disent : je t’aime.
Agnès Freschel
Ils appellent ça l’amour de Chloé Delaume
Seuil, Fictions & Cie
Chloé Delaume sera présente aux Correspondances de Manosque