Jocaste s’est mariée sans le savoir à son fils Œdipe. De cette union sont nés quatre enfants : Antigone, Étéocle, Polynice et Ismène. Quand la vérité est révélée, Jocaste se pend, Œdipe fuit, Étéocle est nommé roi de Thèbes, et Polynice doit s’exiler à jamais. Un pêché originel, aux générations suivantes de s’en dépêtrer.
C’est avec ce rappel mythologique que commence Taire, la dernière création de Tamara Al Saadi. La metteuse en scène présente ici un aller-retour entre la jeune Eden, placée à l’Aide sociale à l’enfance, et les vicissitudes d’une Thèbes allégorie de la Palestine.
Très vite, c’est à un rendez-vous entre un agent de l’Aide sociale à l’enfance (puissante Manon Combes) et la famille d’accueil d’Eden que l’on assiste. Cette famille, aimante, doit s’installer à Strasbourg pour que le père puisse enfin décrocher un travail. Mais impossible pour l’administration qu’Eden puisse sortir du département où vit sa mère, pourtant totalement absente et atteinte de troubles psychiatriques. L’enfant est donc placée en foyer, puis fait la valse des familles d’accueil, dans une enfance chaotique où violence verbale, pédophilie et racisme sont de la partie. Interprétée par une Chloé Monteiro nerveuse et sensible, elle ne peut que crier sa colère face à l’injustice que les décisions de quelques-uns lui ont causé.
À côté du bruit d’Eden, il y a le mutisme d’Antigone (Mayya Sanbar). Dans son palais, elle assiste à la guerre fratricide entre Étéocle et Polynice. Le premier est le roi légitime de Thèbes, l’autre est le frère caché – pour que leur origine incestueuse ne soit pas révélée au monde. Mais quand ce dernier apparaît enfin sur scène, joué par le toujours remarquable Ismaël Tifouche Nieto, on apprend qu’il n’a d’autre désir que retourner vivre chez lui, comme l’indique la clef qu’il porte en bandoulière autour du cou – le même symbole utilisé en Cisjordanie par les Palestiniens délogés par les colons israéliens. La guerre éclate tout de même, largement encouragée par oncle Créon, qui se régale du chaos, et prend enfin le pouvoir.
Un art maîtrisé de la scène
C’est la première fois que l’on voyait, à Marseille, Tamara Al Saadi sur un plateau aussi grand que celui de La Criée. Mais s’il reste vaste, il est tout juste suffisant pour accueillir l’ingéniosité de sa scénographie. Des structures métalliques mobiles et modulables servent à matérialiser les différents décors et temporalités, et sont également sonorisées, ce que l’on découvre stupéfait quand Bachar Mar Khalifé tapote sur un des bancs, et que toute la salle résonne de ses battements. Même effet virtuose avec la présence sur scène de la bruiteuse Éléonore Mallo, qui avec un ballon de baudruche fait entendre les oiseaux, et avec un coussin nous embarque en voiture. Il y aussi la guitare de Fabio Meschini, qui ponctuera les scènes de sonorités orientales, ou franchement rock voire métal.
Tout dans cette pièce en dit long sur la maîtrise de Tamara Al Saadi. Parfois, un simple geste de la tête d’un comédien provoque frissons ou rires. La lumière aussi, qui offre des tableaux d’une rare élégance. Et puis il y a le propos. En ouverture, un grand tableau noir sépare le public de la scène, sur lequel est rappelé l’étymologie du mot enfant « celui qui ne dit pas » en latin. Et c’est justement la parole aux enfants, d’ici et d’ailleurs qu’elle donne. Les laissés pour compte en France, 400 000 enfants placés en France à l’ASE et dont la communauté nationale ne se soucie guère. Les milliers d’enfants tués et délogés en Palestine dont la communauté internationale ne se soucie pas davantage.
NICOLAS SANTUCCI
À venir
jusqu’au 7 février
La Criée, Théâtre national de Marseille
du 5 au 8 mars
Théâtre national de Nice
les 13 et 14 mars
Scène nationale de Châteauvallon
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