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Tisser le temps

Le cinéma peut convoquer les fantômes. Personnels et collectifs. C’est ce que fait le dernier long métrage de Bertrand Bonello, La Bête 

La Bête est un film d’arrière-goût où l’on retrouve la passion du réalisateur pour le film de genre. Argento, Cronenberg, Fincher, De Palma, Kubrick, Ophüls et Lynch…Et un film d’avant-goût où s’annonce une catastrophe imminente qui a peut-être déjà commencé. Un film miroir et voyant, un peu extra-lucide, qui ne rassure pas – car l’explication se dérobe. Un film qui se fait écho de nos terreurs contemporaines. L’avènement d’un âge glaciaire pour l’humanité : la disparition des affects, la peur de s’engager dans une relation, le triomphe de l’intelligence artificielle, la confusion entre réel et virtuel. D’accès difficile, diront ceux qui cherchent le linéaire et le rationnel. Captivant, hypnotique et presque familier, répliqueront ceux qui acceptent de se laisser porter par la beauté des images. Guidés par les motifs récurrents. Conquis par l’interprétation vibrante de Léa Seydoux – saisie à fleur de peau, omniprésente – et par celle de l’acteur anglais Georges MacKay, lunaire et chimérique à souhait, tour à tour amoureux transi ou criminel sexuel.

Bertrand Bonello, nous transporte dans un futur proche, aseptisé gris et sec, dominé par l’IA qui exige des humains briguant un emploi à responsabilité, une purification de leur ADN, afin d’annihiler tout affect perturbateur. Gabrielle, rongée par le doute, torturée par la peur, accepte tout de même le long process du « nettoyage » et retrouve ses vies et morts antérieures. Elle est la femme d’un fabricant de poupées, riche bourgeoise dans le Paris de 1910. Elle est cette actrice qui fait des castings, et garde une somptueuse maison californienne en l’absence des propriétaires à Los Angeles en 2014. Film en costumes, polar californien, film d’horreur et de science-fiction s’hybrident. Dans cette traversée de ce qui a abîmé Gabrielle, a fait couler ses larmes, entre les époques, les genres, les formes, la rencontre de ce même homme, Louis. Et ce risque d’aimer qu’aucun des deux ne veut prendre. 

Poupées russes 

D’un univers à l’autre, les fils se tissent : le thème des poupées, si présent dans le fantastique. De porcelaine ou de celluloïd. Aux yeux fixes et bleus comme ceux de Gabrielle. Assemblées ou désarticulées comme dans un tableau de Bellmer. Poupée-robot domestique posée sur un canapé ou la poupée Kelly (Guslagie Malanda) nurse-androïde assistant Gabrielle dans le protocole de purification, l’aimant jusqu’à rêver d’elle, jusqu’à désobéir, déjà si humaine. Le thème de la voyance et un pigeon messager de malheur sautant les années, l’angoisse permanente de la bête prête à bondir. Un tissage poétique, l’eau et le feu dans une rêverie très bachelardienne. Jeux de symétries, de reflets : les dialogues s’inversent. 

Rien n’est laissé au hasard par le réalisateur qui joue des écrans et des cadres comme il le fait pour des niveaux de réalité. Le film commence par un making-of sur fond vert, où il dirige son actrice pour une scène qu’on retrouvera plus tard dans l’illusion réaliste du décor. Le réalisateur affirme qu’il a choisi ce prologue pour dire : « Voilà c’est Gabrielle mais c’est aussi Léa Seydoux ». Pour autant, le mystère et le charme restent entiers.

ÉLISE PADOVANI

La Bête, de Bertrand Bonello
En salle le 7 février
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