À dix-sept ans, le héros qui se fait appeler Kells – en référence à un manuscrit irlandais enluminé du IXe siècle – et qui ressemble en tout point à Chalandon a tout quitté : Lyon, le lycée, une mère effacée et soumise aux ordres d’un père raciste et violent, ce « Minotaure »qui menace de le dévorer. Dans son nouveau roman, Le Livre de Kells, l’écrivain-journaliste revisite cette fuite en avant, marquée par la misère et la rue, avant la rencontre déterminante avec des militants de la gauche prolétarienne.
Le roman plonge dans la faim, le froid, la peur : « plus de maison, plus de toit, plus de refuge», Chalandon ne masque rien de son effondrement intérieur « J’ai peur, je pleure. Seul, je n’y arriverai pas. […] Il me faut ma maman dans la nuit. » La confession brute, lapidaire de la première partie du livre, dit l’urgence de survivre autant que l’absence de repères. D’une vulnérabilité déchirante, elle rappelle que derrière la légende du militant, du grand journaliste, de l’écrivain renommé il y eut d’abord un enfant perdu, une jeunesse fracassée par l’errance dans les rues et des squats – qui ne portent pas encore ce nom – de Paris.
On retrouve dans ce parcours un peu de la Teigne, ce héros de l’Enragé, avant-dernier roman de l’auteur, qui racontait la rage et la lutte désespérée de liberté de ce jeune garçon emprisonné dans la colonie pénitentiaire pour enfants de Belle-Île-en-Mer au début des années 1930, victime de violence et d’humiliation. Si La Teigne va croiser sur sa route des adultes bienveillants, facteurs de résilience, Kells-Chalandon rencontre fortuitement des hommes et des femmes engagées, figures fraternelles qui vont lui offrir une seconde naissance.
Jusqu’à l’embourgeoisement ?
L’intime cède la place au politique, la rue à l’utopie révolutionnaire. Chalandon raconte l’apprentissage de la solidarité, la ferveur militante, mais aussi les dérives idéologiques, l’aveuglement, le jusqu’au-boutisme et l’action directe désordonnée et violente qui va traverser la vieille France des années 1970. L’événement pivot est la mort de Pierre Overney, ouvrier maoïste abattu en 1972 devant l’usine Renault. Sa disparition précipite la dissolution de la gauche prolétarienne et marque un basculement : « Certains ne s’en remettront jamais, d’autres chercheront une issue différente à leur combat. »
Pour l’auteur, ce sera l’écriture, puis le journalisme. En 1973, il rejoint Libération qui vient de naître ; projet enthousiasmant bien sûr que la création de ce journal issu des mouvements gauchistes où chacun va apprendre le métier en le faisant. Pour Kells, le dessin politique puis l’écriture sera cette « autre façon » de poursuivre son engagement. A travers les lignesaffleurent, la culpabilité de l’« embourgeoisement », le sentiment d’imposteur de celui qui n’a jamais étudié mais manie la plume et les idées, de trahison aussi envers ses camarades de terrain, qui pour la plupart ont vu leurs destins révolutionnaires et leurs rêves d’un monde plus juste brisés. Ce livre – que l’on a hâte d’offrir à tous nos moins de trente ans – leur est dédié.
ANNE-MARIE THOMAZEAU
Le Livre de Kells, de Sorj Chalandon
Grasset – 23 €
Paru le 13 août
Chalandon en tournée
Dans le cadre de ses Tournées générales, l’association Libraires du Sud a convié l’auteur à venir parler du Livre de Kells dans la région. On pourra retrouver l’auteur le 27 août à la librairie Lettres Vives à Tarascon, le 28 août au Couvent des Prêcheurs d'Aix-en-Provence en partenariat avec la librairie Goulard, le 29 août à la médiathèque Pôle culturel Chabrande Draguignan et enfin le 30 août à la Librairie La Pléiade à Cagnes-sur-Mer. A.-M.T.
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