Le festival De Vives voix sait créer de belles rencontres. Cette année encore, il n’a pas failli à sa réputation avec une programmation subtile concoctée par Maxime Vagner (Prodig’Art) et Odile Lecour (La Maison du Chant). Le festival a donné rendez-vous à son public dans la cour du Conservatoire Pierre Barbizet qui, en ce début de soirée, accueille un duo de chant polyphonique féminin.
Lei est né de la rencontre entre deux jeunes artistes, Laurène Barnel et Carine Habauzit qui glanent leurs chants dans les traditions orales de la Méditerranée : tunisiennes, turques… Elles arrangent, composent et réécrivent une musique qui porte la parole des femmes et les cultures populaires. À Marseille, elles présentent le spectacle Amarre dans lequel elles enchaînent berceuses, histoires de mers et de marins qui partent et de femmes qui espèrent.
Tissage vocal
Leurs voix s’entrelacent. Chacune jongle avec mélodie et contrechant, oscille indifféremment dans les aigus où les graves si bien qu’il est presque impossible de différencier les voix, tant elles tissent, fil après fil, une matière musicale dense et ténue. C’est élégant, tout en retenue pudique, même dans les morceaux plus rythmés comme le chant portugais Rò da Graça dans lequel elles sont rejoints par le contrebassiste Baptiste Dumangin et le percussionniste Tom Couineau.
Elles nous font voyager en compagnie de Morenika, héroïne d’un chant sépharade du Moyen-Âge ; d’une femme stérile des plaines d’Avshar qui rêve que la pierre qu’elle porte dans ses bras se transforme en enfant ; de Ninninà, enfant de Corse « qui navigue hardiment et ne peut craindre ni l’orage, ni le caprice de la mer. » Mention spéciale pour Ya Ra’i, chant tunisien envoûtant qui invite à l’amour et à la volupté. Facétieuses et généreuses, elles font chanter un public – conquis – qui ne demande que ça. Un seul bémol, pourquoi avoir choisi des vêtements à paillettes années 1980 pour porter un répertoire si fin et si profond ?
Kora et setar

Pour la tenue, le Sénégalais Ablaye Cissoko fait lui un sans-faute. Il arrive sur scène, majestueux, dans son boubou en bazin amidonné bleu nuit… Il porte à la main, sa kora, ce drôle d’instrument composé d’une demi-calebasse et de cordes dont il est aujourd’hui l’un des plus grands ambassadeurs. Il est accompagné par deux musiciens de l’Ensemble Constantinople – ils se sont produit la veille sur la même scène : le percussionniste Patrick Graham et l’Iranien Kiya Tabassian, maître du setar, ce luth à long manche traditionnel de la musique persane « petit par la taille mais qui dit tellement de choses » s’enthousiasme Ablaye.
Les deux musiciens – et magnifiques chanteurs – sont de vieilles connaissances. Cela fait plus de dix ans que leurs instruments sillonnent et dialoguent sur les scènes du monde. Ils nous reviennent avec le programme Traversées, le bien nommé, qui fait une large place à la poésie et à la profonde amitié qui les lie. Les regards, les sourires témoignent du respect qu’ils se portent et de l’écoute de l’autre. Ils partagent aussi un humour complice ironisant sur une kora, perturbée par son voyage en avion, qui se fait rebelle à tout accordage.
Patrick, véritable bruiteur musical, nous transporte sur la route des caravanes chamelières. Kya, lui, a la setar jazzy, rebelle. Elle voyage vers Ispahan et Chiraz, qui fut un centre de la poésie persane et du soufisme, sur les traces du mystique Saadi et du poète Hâfez, qu’il met en musique. Ablaye, à la posture hiératique, porte en lui toute sa dignité de griot et celle de sa lignée mandingue. Ovationnés, ce n’est pas un mais deux bis que vont offrir les trois musiciens à un public qui peine à les quitter.
ANNE-MARIE THOMAZEAU
Les concerts se sont déroulés le 6 septembre au Conservatoire Pierre Barbizet dans le cadre du festival De Vives Voix
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Le maître de koraAblaye
Cissoko est griot et maître de la kora ; griot comme son père et cela depuis 47 générations. À l’invitation du festival De Vives Voix, il a partagé son art durant un atelier. « On ne devient pas griot, on nait griot » introduit-il.
Ces poètes musicaux, passeurs de mémoire et pacificateurs des conflits, sont le trait d’union avec les forces de la nature, le divin, les anciens. Ils sont aussi les garants des généalogies familiales qui se transmettent par l’oralité.
Né dans le sud du Sénégal, il est très tôt initié par son père. Il se « connecte » intimement à cet instrument dès l’âge de 8 ans. « La kora est ma confidente. Quand je suis triste, je joue, quand je suis heureux je joue ». Installé à Saint-Louis-du-Sénégal, il enchaîne les tournées internationales mais y a créé une école de kora. Car le sage aime transmettre ; son art, mais aussi ses réflexions sur la vie, la manière d’être au monde, aux autres : « je parle beaucoup… »
Aussi, il invite les participants « à passer ses mots au tamis et de n’en garder que ce qui peut être utile », puis à chanter… En Afrique, pas de partitions, de texte écrit, tout est travail de transmission et de mémoire. L’expérience est forte, prégnante, souvent comique, le rendu largement aléatoire. Mais pour Ablaye, l’important n’est pas là. Il est dans l’écoute, l’échange et le partage. En quittant la salle, tous sont bien conscients d’avoir partagé un moment unique, hors du temps et d’une richesse infinie. A.-M.T.