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Trois hommages, trois visions

Les 7, 10 et 13 août, le Festival international de piano de La Roque-d’Anthéron revenait sur trois artistes marquants de son histoire festival, récemment disparus

Le Festival international de piano de la Roque-d’Anthéron se voit orphelin cette année de grands interprètes qui ont fait le bonheur des éditions antérieures : Nelson Freire, Radu Lupu et le bien trop jeune Nicholas Angelich. Trois soirées étaient consacrées à ces étoiles, correspondant à des visions différentes de la mort et de la perte, tout aussi bouleversantes les unes que les autres.

Un art de la joie

Durant quelques jours le film de João Moreira Salles, Nelson Freire, était projeté chaque après-midi à l’auditorium du Centre Marcel Pagnol. Le pianiste, adulé dans sa patrie le Brésil au même titre que les joueurs de foot, est présenté ici dans sa relation à la musique. Une séquence très drôle ouvre le film. Fin de concert, applaudissements à tout rompre, Nelson Freire revient saluer avec le chef d’orchestre qui le renvoie seul devant le public, l’enjoint à jouer un rappel, mais le musicien n’a envie que d’une chose, fumer une cigarette. Et c’est en traînant les pieds qu’il se résout à jouer de nouveau !

On le voit aussi parler de son enfance, de sa solitude pesante mais aussi apprivoisée et fructueuse. Les hordes d’admirateurs qui se pressent à la fin des concerts passent vite et il mangera seul dans sa chambre d’hôtel. Les séquences en compagnie de l’amie de toujours, Martha Argerich, sont particulièrement marquantes. La complicité, l’humour, les souvenirs qui s’égrènent, le partage de la musique, créent des moments privilégiés (un jour ils se retrouvent face à une partition pour piano à quatre mains que ni l’un ni l’autre ne connaît. Qu’à cela ne tienne, ils déchiffrent, le morceau leur plaît, il sera joué cinq jours plus tard en rappel à La Roque !). On comprend aussi le sens du célèbre bis du pianiste, La mélodie d’Orphée et EurydiceDanse des esprits bienheureux de Gluck et Sgambati, joué toujours avec un supplément d’âme. Nelson Freire évoque avec émotion celle qu’il considère comme la plus grande pianiste du monde et qu’il a connue alors qu’il était tout jeune, Guiomar Novaes, photos sépia et l’écoute de La Mélodie d’Orphée et Eurydice.

Le concert des amis de Nelson Freire donné sous la conque qui l’a tellement applaudi réunissait une pléiade de pianistes dont il faudra retenir le nom. Tous récompensés par les prix pianistiques les plus prestigieux : Eduardo Monteiro, né à Rio de Janeiro (docteur de musicologie à la Sorbonne pour ne citer qu’un élément), Cristian Budu, lauréat du prix Nelson Freire à Rio de Janeiro 2010, Pablo Rossi, lauréat du premier Concours national Nelson Freire des nouveaux talents brésiliens en 2003, Fabio Martino qui a remporté le premier prix du Concours international de piano BNDES (le plus important en Amérique latine), Clélia Iruzun pour qui de nombreux compositeurs contemporains écrivent, Juliana Steinbach qui a même partagé la scène avec Nelson Freire.

Le concert éblouissant de verve, de joie, d’espièglerie, croisait les œuvres des compositeurs d’Amérique latine et d’Europe comme Villa-Lobos, Lecuona, Guarnieri, Ginastera, Mignone, Nazareth et Chopin, Brahms, Schubert, Schumann, Saint-Saëns… Feu d’artifice d’A folia de um blóco infantil (Carnaval das Crianças, de Villa-Lobos, pour lequel Fabio Martino porte des chaussures rouges pailletées dignes du Magicien d’Oz). Élégance d’une Barcarolle (Chopin), virtuosité des chansons populaires magnifiées par Guarnieri, temps poétique aérien des valses de Brahms. Puis retour ému sur la Danse des esprits bienheureux de Gluck (arrangements de Sgambati), luxuriance malicieuse d’une Arabesque de Schumann, éblouissements de l’Odéon de Nazareth, puissance de la Congada de Mignone… Les artistes se succèdent, seuls, en duo, en trio, en quatuor. Inénarrable Danse macabre de Saint-Saëns à huit mains sur deux pianos ! Rarement cette pièce fut aussi enlevée et joyeuse. En conclusion bissée Brasiliera, extrait de Scaramouche de Darius Milhaud (arrangement de V. Siret) réunissait tous les musiciens sur trois pianos (et un tambourin), éblouissant de verve et de bonheurs. Solitaire le piano, qui peut le croire ?

Larmes

À la célébration joyeuse précédente, correspondant aux fêtes des morts d’Amérique latine, répond la vision « européenne », dominée par les larmes et la tristesse. Nicholas Angelich est parti bien trop tôt, à cinquante-et-un ans. Violaine Debever qui fut son élève ouvre le concert par une Sonate en ré mineur de Scarlatti, poésie pure qui effleure le soir. Le thème et variations en ré mineur d’après le Sextuor à cordes opus 18 de Brahms sculpte l’infini sous les doigts d’Etsuko Hirose. Gabriele Carcano accorde son sens de la mélodie à un Schubert revu par Liszt (Le meunier et le ruisseau, Marguerite au rouet), Marie-Ange Nguci, sans doute la plus émue (elle fut aussi son élève au CNSMD de Paris), transcende son émotion dans une interprétation bouleversante des extraits des Variations sur un thème de Chopin de Rachmaninov.

Profondément émouvante aussi fut la reprise par François-Frédéric Guy du deuxième mouvement de la Sonate n° 32 en ut mineur opus 111 de Beethoven qu’Angelich joua le 8 août 2020 sur cette même scène (partageant le plateau avec, entre autres, F.F. Guy). Auparavant, le pianiste joue la Sonate pour deux pianos en fa mineur de Brahms avec Marie-Ange Nguci, tandis que Jean-Baptiste Fontlup s’attache à la Vallée d’Oberman (extrait des années de pèlerinage de Liszt) au romantisme virtuose. Le désespoir de Bruno Rigutto est lui aussi sensible. Les artistes lors des nombreuses pièces écrites pour deux pianos ou à quatre mains semblent se soutenir dans les élans oniriques des œuvres, s’adressant par les notes à l’absent. La Danse macabre de Saint-Saëns à huit mains est rendue dans un registre empreint de gravité qui ne peut se résoudre à entrer dans le caractère souvent espiègle dont on la nourrit. La Romance en la majeur pour piano à six mains de Rachmaninov vient clore ces adieux déchirants. La présence du poète signée par un bouquet en fond de salle est tangible. Une rose donnée à chaque interprète est élevée vers le ciel avant de reposer sur le piano, scellant l’atroce absence.

De la musique avant toute chose

Nelson Goerner © Valentine Chauvin 2022

Nelson Goerner dédie son concert à son ami, Radu Lupu, mort la veille du décès de Nicholas Angelich, en s’attachant à deux corpus complets : les quatre Ballades de Chopin et les Études symphoniques opus 13 de Robert Schumann.

La gravité déchirante de l’incipit de la Ballade n° 1 se décline en mélancolique tristesse, aborde les rivages de l’allégresse, revient au thème initial avec une sobre élégance (et une impeccable technique). Naissent à son écoute les images du film de Polanski, Le pianiste, reflet de tout ce que la musique apporte. Les figures de Nohant et de Majorque émergent, poétique sous les accords de la deuxième Ballade que son éditeur qualifia de « gracieuse ». La fraîcheur et la gaité qui n’excluent jamais un fond de délicate tristesse animent la Ballade n° 3, relatant l’histoire d’Ondine de Mickiewicz et l’amour désespéré d’un chevalier amoureux d’une déesse. Enfin superposant tristesse et sérénité, la dernière ballade semble être à l’image de la vie, dans l’épaisseur des sentiments multiples et contradictoires qui nous hantent. Tout devient évident sous les doigts du poète du piano, en une respiration qui s’accorde au mouvement du monde. Les variations subtiles des Études de Schumann, courtes pages pour la plupart, deviennent des tableautins de l’âme, subjuguant la salle (la qualité des silences entre les morceaux en est l’éloquente démonstration). Le premier bis, Intermezzo Op. 118 en la majeur de Brahms est particulièrement habité. « Radu Lupu était mon ami et il a beaucoup joué cette pièce », explique le pianiste avant d’offrir l’Étude n° 4 de l’opus 10 de Chopin, Torrent, puis l’Andante de la Sonate n° 13 en la majeur de Schubert et enfin la Rhapsodie hongroise n° 6 en ré bémol majeur de Liszt. Jouer semble vouloir arrêter le temps et préserver dans l’orbe des sons, la mémoire de ceux qui ne sont plus, invisible écho et immatérielle présence.

MARYVONNE COLOMBANI

Soirées du 7, 10 et 13 août en hommage à Nelson Freire, Nicholas Angelich, et Radu Lupu, à l’auditorium du parc de Florans, dans le cadre du Festival international de piano de La Roque-d’Anthéron.

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