L’écrivaine biélorusse, prix Nobel de littérature en 2015, Svetlana Aleksievitch offre une œuvre captivante. Son travail s’appuie fortement sur les interviews, ainsi a été conçu son ouvrage sur les conséquences de la catastrophe de Tchernobyl, La Supplication : Tchernobyl, chronique du monde après l’apocalypse, paru en 1997. Mais auparavant, résultat de sept années d’entretiens, d’enregistrements sur magnétophone de femmes soviétiques ayant participé à la « Grande Guerre patriotique », a été publié, d’abord dans des revues, puis en livre, La guerre n’a pas un visage de femme (1983-1984), titre inspiré par les premières lignes du roman de l’écrivain biélorusse Alès Adamovitch, La Guerre sous les toits.
Les témoignages recueillis forment un livre dense tissé au plus près de l’intime de ces femmes qui ont osé partir à la guerre, ont décidé de se sacrifier pour leur patrie, occupant les postes les plus divers, infirmières, tireurs d’élite, tankistes, pilotes, chirurgiennes… Leur expérience est transcrite sans fard, avec les interrogations, les souffrances, l’épreuve des atrocités vues, vécues, commises, par des femmes souvent à peine sorties de l’adolescence (certaines partent à quinze ans).
Nappe rouge
C’était une véritable gageure de porter un tel foisonnement à la scène sans tomber dans un pathos mièvre ou grandiloquent. Avec La guerre n’a pas un visage de femme, la metteur(e) en scène Marion Bierry (« metteur en scène, comme tireur d’élite, pas de concession ! le métier n’a pas de sexe, ne devrait pas en avoir », sourit l’intéressée) s’empare du texte avec intelligence, remodèle, restitue une ligne chronologique, articule l’ensemble, l’orchestre en un quintette harmonieux porté par les subtiles actrices que sont Cécilia Hornus, Sophie de la Rochefoucauld, Sandrine Molar, Emmanuelle Rozès et Valérie Vogt.
Les cinq femmes irradient sur scène au sein d’une scénographie sobre et efficace : une table et quelques chaises qui suivent une chorégraphie précise rythmant par leurs évolutions les temps de la pièce. Une large nappe blanche puis une seconde rouge couvrent la table évoquant symboliquement le sang versé ou les peurs ressenties au fil d’un récit qui circule entre les protagonistes, à la fois poétique et épique. Les saynètes, les anecdotes, s’enchâssent dans le flux de l’histoire. Les survivantes, ces « filles de 41 » s’adressent à nous, à un groupe de parole ou à des amies, se racontent, narrent le cheminement qui les a conduites à s’investir dans l’effort de guerre.
Austère simplicité
Combattantes, elles ont dû lutter pour le devenir alors que les seuls postes qui leur étaient dévolus étaient des places à l’arrière, à l’état-major, jamais au front. Là encore il leur a fallu s’imposer pour occuper les fonctions correspondant à leurs aspirations. L’horreur, elles ne la racontent pas, la suggèrent, laissent une image émerger mais se retiennent au bord du gouffre de l’innommable. Dignes, puissantes, les comédiennes incarnent avec justesse et sensibilité ces destins hors-norme, campent des caractères, des sensibilités, des parcours particuliers, denses, bouleversants.
L’héroïsme ne tient pas dans des formules redondantes mais se dit par les actes qui sont présentés d’une manière aussi naturelle que n’importe quel geste quotidien. Et pourtant, leur retour au pays à la fin de la guerre n’est pas triomphal, elles sont méprisées, qualifiées de « femmes à soldats ». À l’inverse des hommes qui paradent, elles n’osent pas porter leurs décorations gagnées sur le champ de bataille. Elles ont perdu des années d’études, les métiers auxquels elles auraient pu prétendre, l’estime des personnes de leur entourage alors qu’elles ont mené des hommes au combat, déminé des routes, conduit des avions (ceux destinés aux femmes étaient de véritables jouets dangereux à manipuler et seulement capables de rase-mottes !), sauvé des vies, conquis des territoires… La pièce subjugue dans son austère simplicité en déclinant tous les registres : on rit, on frémit, on est au bord des larmes, on admire, on s’indigne.
Le discours devient universel, nous parle de la condition de la femme, de son dénigrement systématique face aux puissances patriarcales, des systèmes qui stigmatisent toute entreprise qui semble sortir du cadre. Bien sûr, aujourd’hui l’œuvre prend un relief encore plus tragique en résonnance avec l’actualité internationale. Un livre à lire et méditer, une pièce à voir et revoir. On en sort grandis.
MARYVONNE COLOMBANI
La guerre n’a pas un visage de femme est joué jusqu’au 26 janvier au Théâtre du Jeu de Paume, Aix-en-Provence.