Le petit monde de Baro d’evel est régi par une « écriture précise prête à improviser à chaque instant, (…) une dramaturgie à tiroirs ». En une dizaine de créations pensées pour la salle comme pour le chapiteau ou l’extérieur, la compagnie franco-catalane a su instaurer son univers bien à part dans le paysage du cirque contemporain. À sa tête, Camille Decourtye et Blaï Mateu Trias, installés dans une ancienne cave coopérative dans le Comminges, œuvrent de concert à lier nature et culture, en mots comme en actes. Les animaux, ils travaillent avec depuis leurs débuts : on ne parle pas ici de monstration de numéro, mais bel et bien de présences conviées au plateau, incluant toujours une inévitable part d’improvisation d’où surgit la grâce. Leurs pièces, ils les conçoivent comme « des poèmes intérieurs », ménageant toujours un rapport privilégié avec le public. À l’image du micro chapiteau du Sort du dedans (2009), cocon intimiste enserrant les spectateurs en ses multiples membranes animées du souffle des humains et des chevaux courant tout autour. En 2012, le spectacle Mazut crée un tournant dans leur parcours. Les deux artistes s’y aventurent dans des contrées plus abstraites et paradoxalement plus évocatrices, osant la radicalité. Le ton de la compagnie s’affirme, ses obsessions et son propos aussi, en même temps que son univers graphique, en complicité avec Benoît Bonnefrite (dont les Marseillais peuvent admirer le fameux trait trembloté en devanture du restaurant La Boîte à sardines aux Réformés !).
Dénuement métaphysique
Ce cheminement les mène à imaginer un diptyque autour de la fin du monde : au dénuement métaphysique de Là (2018) répond le foisonnement inquiet de Falaise (2019). Dans le premier volet caracolent un couple de danseurs – sur lequel plane l’ombre du duo chorégraphique catalan Mal Pelo – et les facéties de Gus le corbeau pie. Constitué d’une immaculée toile de fond recouverte de blanc de Meudon, le décor est le résultat d’expérimentations plastiques menées en partie à la Pedrera, ce fantasque immeuble de Gaudi planté en plein cœur de Barcelone. Dans le second volet, huit humains, un cheval fantomatique et des pigeons virevoltants s’affairent au plateau sur une dramaturgie de Barbara Métais-Chastanier. Atemporel, baigné de gris et clair obscur, le décor se constitue de façades minérales abruptes et de lampadaires, d’où l’on se hisse autant que l’on risque d’en chuter. Dans les deux créations, la transdisciplinarité règne en maître : danse, acrobaties, théâtre et musique, le chant lyrique de Camille Decourtye se frotte aux délires picturaux de Blaï Mateu Trias, inspirés tant par Antonio Tapiès que Samuel Beckett, Jacques Tati, Buster Keaton, Wim Wenders… Pêle-mêle ici, les anges choient des toits, les clochards crèvent les murs au sens propre et les élégants chevaux n’en font qu’à leur tête. On pense aussi à Martin Zimmermann pour la sophistication des images noir et blanc, d’où émanent borborygmes ou improbable esperanto, assaisonnés d’un humour volontiers absurde. Tous attendent ou explorent des stratégies d’évitement et de contournement. Devant la fin du monde annoncée, on ose défier l’angélisme et fuir l’optimisme forcé. Plus dure sera la chute ?
JULIE BORDENAVE
Falaise
Du 28 février au 4 mars
La Criée, théâtre national de Marseille
Une programmation du Théâtre du Gymnase, hors les murs.