Zébuline. Après avoir brillé dans le répertoire baroque, en tant que chanteur, vous voilà sur le point de diriger un récital dédié à Mozart. Pourquoi ce choix ?
Philippe Jaroussky. Il s’agit en effet d’un gros changement, je dirais même : d’un saut de l’ange dans l’inconnu ! Je dirigerai vendredi 27 et samedi 28 un orchestre symphonique, c’est-à-dire un orchestre non baroque pour la première fois de ma vie : l’orchestre de l’Opéra de Montpellier, que j’affectionne tout particulièrement depuis que j’ai été nommé artiste associé dans cette merveilleuse institution. J’ai tant de chance, à mon âge, de pouvoir vivre encore des premières fois ! [rires] La formation Mozart est certes moins intimidante que les effectifs romantiques, mais tout de même, l’effectif s’impose. Heureusement, l’orchestre est constitué de musiciens très talentueux mais également gentils, disponibles et patients. Et Marie Lys est une chanteuse formidable, et une soliste hors pair, particulièrement facile et agréable à accompagner.
Les choses ne se sont cependant pas faites du jour au lendemain. Vous avez notamment dirigé deux opéras baroques, dont un à Montpellier même en juin dernier, l’Orfeo d’Antonio Sartorio, avec votre ensemble Artaserse.
Et je dois tout cela en grande partie à la confiance que m’a accordée l’Opéra de Montpellier, et à cette résidence qui revêt de multiples façettes : soliste, pédagogique… J’ai pu m’y produire en récital moi-même, mais aussi proposer des masterclasses, auxquelles j’ai pu rattacher les activités de mon académie. Certains des jeunes talents que j’ai accueillis à la Seine Musicale se sont produits à la salle Molière ! Et puis il y a ce rêve que je nourrissais depuis toujours de diriger un orchestre, et de m’attaquer à Mozart. Il a toujours été le compositeur que je rêvais de diriger : il me trotte dans la tête depuis toujours… J’étais heureux de pouvoir commencer avec ses œuvres de jeunesse, encore proches de la période baroque qui m’est si familière, et pourtant déjà singulières. Ce programme m’a permis de comprendre Mozart en profondeur. Il débarque réellement sur la scène musicale dans le style galant des années 1770 : il compose des opéras serias à l’ancienne avec une inventivité phénoménale. Ses premières symphonies durent 12, 13 minutes, à l’instar des sinfonias baroques. Tout y est flamboyant ! Nous en parlions lors de notre première répétition avec Dorota Anderszweska, la violon solo supersoliste : sur certains traits malicieux, on a presque l’impression de l’entendre rire ! Il s’amuse : il ne se pose pas encore les questions existentielles, profondes qui l’occuperont pendant les dernières années de sa vie. L’intégralité du programme que nous avons pensé a été composée entre ses quatorze et ses seize ans : on y lit aussi un désir de prouver, comme l’éternel enfant célébré par Milos Forman, de quoi il est capable. Il sait en effet déjà mieux écrire que tous les autres…
Qu’apprend-on justement de son style si singulier en se plongeant dans ses œuvres de jeunesse ?
Ce qui m’a avant tout frappé, c’est qu’il comprend et connaît déjà si bien les voix. Les choix qu’il fait pour les doubler, les accompagner avec le pupitre des bois, et les cuivres, sont très audacieux et surtout inédits ! Il y a quelque chose de si jubilatoire dans ses intuitions mélodiques, et dans ses choix de timbre. Le travail de chef m’a toujours passionné, il est si différent de celui de chanteur ! On se met à la table, en face de la partition, on écoute chaque voix, on essaie de comprendre pourquoi le hautbois double la mélodie ici, pourquoi cette petite échappée de la trompette par là… Ce travail d’analyse musicale est grisant : on a l’impression d’entrer dans sa tête, dans son cerveau, tout simplement. On finit par pleurer en lisant simplement une partition, c’est prodigieux. Et puis, il y a le travail avec l’orchestre, l’engagement physique qui est très intense, même si j’espère apprendre par la suite à communiquer avec un peu plus de sérénité pour moins m’épuiser ! Mais j’ai davantage appris en cinq heures de répétition que pendant toute une année d’étude.
Êtes-vous donc parvenu à pardonner à Mozart son plus grand défaut : ne pas avoir écrit de grand rôle pour contre-ténor ?
Peut-être oui, enfin [rires] ! Cependant, même si peu de ces rôles sont passés à la postérité, Mozart a écrit pour les castrats de son époque lors de sa première période : dans Lucio Silla, ou dans Mitridate, re di Ponto… Et puis, à la fin de sa vie, il y revient avec La Clémence de Titus. Mais les castrats d’alors avaient des ambitus que les contre-ténors ne possèdent pas. A Coven Garden, récemment, on a entendu un contre-ténor chanter le rôle de Chérubin dans Les Noces de Figaro par exemple. Mais ce sont des rôles que je ne pense pas être en mesure d’aborder. Mon plus grand rêve, ce serait un jour, je l’espère, diriger un Don Giovanni !
ENTRETIEN RÉALISÉ PAR SUZANNE CANESSA
Mozart, l’enfant prodige
27 et 28 octobre
Opéra Comédie, Montpellier
opera-orchestre-montpellier.fr