Le livre de Neige Sinno se fonde sur plusieurs voix narratives, points de vue pluriels d’une personne unique : la narratrice enfant, violée régulièrement par son beau-père durant sept années, la narratrice adulte qui écrit son histoire, la fille de sa mère qui n’a rien vu, la mère de sa fille qu’elle protège. Une pluralité narrative qui dit aussi comment une conscience se morcelle.
Neige et sa sœur ont des « prénoms de contes de Grimm », leurs parents étaient séparés quand leur mère avait rencontré leur futur beau-père… Dès le début de son texte, l’autrice essaie de faire le portrait de son « bourreau ». Elle s’adresse au lecteur directement, se demandant si elle doit utiliser le « je », ou plutôt « dire elle, la petite fille ». Mais ce qui est sûr, c’est qu’elle veut raconter, sans mentir, en faisant se succéder des paragraphes qui portent chacun un titre. Cette exigence la soutient, sans plainte et sans aide : elle n’a jamais consulté ni analyste, ni psychologue. Sa parole directe se fait sans artifice ; elle a survécu à l’outrage, elle témoigne librement, ne s’apitoie pas, mais sa colère ne faiblit pas. Elle a voulu parler non seulement pour protéger ses sœurs et son frère (deux enfants sont nés du mariage) mais aussi pour protéger tous les autres enfants. Cependant pas de happy end, pour personne, car la blessure ne s’efface pas.
Volonté de puissance d’un prédateur
Forte de ses lectures d’Annie Ernaux, comme elle transfuge de classe, de Virginia Woolf, Christine Angot et tant d’autres dont elle cite les passages des livres qui l’ont marquée, un jour, Neige a décidé de parler à sa mère. Elles ont porté plainte toutes les deux en 1999.
Au procès, il a déclaré qu’il n’avait pas supporté que la petite fille ne l’aime pas et lui préfère son père. Il avait avoué son crime. Sans témoin, ni preuves, s’il ne l’avait pas fait, il n’y aurait pas eu de condamnation.
Surgitalors l’image du Tigre, figure de violence et de mort que Neige emprunte à un poème de William Blake. Il avait trouvé le sexe pour la dominer.
Ni témoignage, ni essai, cette non-fiction narrative tente de comprendre ce qui se passe dans la tête d’un prédateur. Si Neige considère que l’écriture est un pouvoir, elle l’a ressenti aussi comme un devoir. « Et la vie continue comme une route avec ses creux et ses bosses » avait-elle déclaré aux Correspondances de Manosque.
CHRIS BOURGUE
Triste tigre de Neige Sinno
P.O.L-20 €