Une légende précède, encore aujourd’hui, Ivo Pogorelich. Adoubé par Martha Argerich pour sa lecture unique, géniale de son bien-aimé Chopin, le pianiste serbo-croate s’est depuis les années 80 taillé une place considérable dans le monde de la musique classique. Place désertée de temps à autre au gré, notamment, d’un deuil difficile : celui de sa femme et professeure en 1996, qui le poussera à disparaître longtemps de la scène.
Il faut admettre que ses récitals ne ressemblent à aucun autre. Plus d’un quart d’heure avant le concert, le pianiste est déjà sur scène, affublé de lainages et d’un masque sanitaire, à tester au clavier des harmonies douces et hasardeuses. Il le quitte enfin à vingt heures, pour y revenir quelques minutes plus tard, en complet et queue-de-pie, ses – très vieilles. – partitions à la main, dans une salle encore éclairée, et non pas le noir choisi par la plupart des solistes de sa génération. Sa tourneuse de pages ne pourra pas éviter la catastrophe : le délabrement du recueil en pleine exécution, sur les doigts mêmes du pianiste. Mais Ivo Pogorelich demeure imperturbable : du – très beau – Scriabine donné en ouverture au Nocturne de Chopin donné en bis, il ne mettra jamais des côté ses feuillets et n’adressera que de rares regards au public, occupé à divers tocs que l’on ne pourra trouver que charmants. À l’heure où ses confrères rivalisent de technicité et de goût de la performance, ce refus du par cœur, de pièces tape-à-l’œil ou de sommets de virtuosité semblera plus que rafraîchissant à certains, et quelque peu frustrant pour d’autres. Nous nous rangeons de toute évidence dans la première catégorie : outre que la technique de Pogorelich demeure indéniable et force le respect, notamment sur les Moments Musicaux de Schubert, une telle musicalité transpire de cette interprétation toute en douceur et pudique émotion, qu’on ne saurait lui tenir rigueur de quelques bizarreries, et de ce goût de la lenteur et du silence. On aura rarement entendu Schubert ou le plus sémillant Scriabine ainsi mis à nus, chanter de façon aussi poignante ; et la Sonate Funèbre de Chopin déployée dans une architecture aussi transparente, évoquant dans toute sa complexité le cérémonial de la marche, et la permanence du deuil.
SUZANNE CANESSA
Concert donné le 19 novembre à La Criée, théâtre national de Marseille, dans le cadre de la programmation de Marseille Concerts
Retrouvez nos articles Musiques ici