Une ministre qui boude le Festival et sa Cour d’Honneur sous prétexte qu’ils seraient élitistes, et préfère s’afficher, malgré son train de vie luxueux et ses ennuis judiciaires, dans les EPHAD et les campings, qui ne la contestent pas.
Une langue arabe qui ne s’est pas suffisamment invitée et des formes chorégraphiques, ou de théâtre du réel, qui n’ont pas toujours su habiter des lieux magiques, amples et historiques.
Une actualité menaçante et brûlante qui s’invite dans les prises de parole -comment peut-on faire théâtre quand un peuple meurt ?
Et la canicule assommante, puis un orage diluvien pour la première de la nuit claudélienne à Avignon.
Quel théâtre pourra renaître du Déluge ?
Peut-être la Cour est-elle une arche sacrée, car le miracle a bien eu lieu. Éric Ruf et les incandescents acteurs de la Comédie-Française ont réussi à contourner tous les obstacles insupportablement réacs de Claudel pour en garder, ou plutôt pour en faire surgir, tout le sublime.
Claudel est réac
Le Soulier. Œuvre mythique de Claudel, presque jamais jouée, et très peu étudiée aujourd’hui. La dernière fois qu’elle a été proposée aux bacheliers de théâtre ils se sont offusqués du racisme et du sexisme latent, du catholicisme militant et omniprésent d’une œuvre écrite pourtant après Ubu, la séparation de l’Église et de l’État, au cœur des années folles et aux débuts du Surréalisme. Claudel, diplomate et grand voyageur, n’est pas seulement un homme de son temps : il était colonialiste, et affirme clairement, avec le personnage de « négresse » Jobarbara mais pas seulement, que les « maures », les « nègres », les chinois, les indiens d’Amérique, sont des peuples à conquérir, et les japonais et les ottomans à combattre.
Car Le Soulier de satin, sous-titré « Le pire n’est pas certain », repose sur des faits historiques à peine revisités, mais très interprétés. Il se situe au moment de la conquête des Amériques (et du massacre des « indiens ») que mène avec fierté puis ennui Don Rodrigue, le héros. Il se conclut par une union qui renouvelle l’espoir : Marie des Sept épées, fille mystique de Prouhèze et Rodrigue, s’enfuit combattre pour délivrer les Chrétiens avec Jean d’Autriche, bâtard céleste du « Roi de Naples » (Charles Quint dans les faits ) et de Dona Musique.
Dans l’Histoire réelle, ce Don Juan d’Autriche a effectivement pris la tête de la flotte de la Sainte Ligue, combattu avec une certaine Maria travestie en soldat, et détruit les morisques de la côte marocaine -le Mogador claudélien- puis la flotte ottomane (20000 morts) au nom de la Papauté lors de la bataille de Lépante. Celle qui a permis la suprématie européenne en Méditerranée, et la colonisation de l’Afrique. « Le pire n’est pas certain », c’est cette conclusion de satin, la victoire des Chrétiens sur les Ottomans (eux-mêmes esclavagistes et colonialistes).
Claudel est injouable
Claudel est donc clairement un suprémaciste européen. C’est aussi un fou de Dieu, version catholique. Dans Le Soulier de satin il place dans la femme à la fois le poids de la faute et la possibilité de la grâce. Il l’affuble d’un ange gardien qui, pour qu’elle gagne son salut et préserve celui du conquérant Rodrigue (qui veut « offrir le monde » à l’Espagne), l’enchaîne à son vieux mari puis à un deuxième époux qui la viole et la torture. Tout vaut mieux que le divorce, rupture de l’union sacrée. Comme dans toute l’œuvre claudélienne (Ysée, Marthe, Violaine…) et comme dans sa vie (Rosalie Vetch sa passion mariée, Camille sa sœur aînée, Louise sa fille adultérine cachée), les femmes sont fortes, passionnément aimées, passionnément aimantes… et destinées au sacrifice.
Difficile, aujourd’hui d’adhérer à ce refus du plaisir terrestre, et de ne pas être sidéré·e·s par la tranquille sûreté de la domination européenne, masculine, bourgeoise, catholique, qui sévit dans ses pièces. D’autant que les douze heures du Soulier de satin n’incitent pas non plus à risquer la représentation. Qui pourtant, depuis près 100 ans, survient, rarement mais régulièrement.
Claudel est joué
Écrit entre 1919 et 1924, publié en 1929, le Soulier de Satin n’est créé qu’en 1943, durant l’Occupation, dans une version raccourcie mise en scène par Jean-Louis Barrault qui en créera ensuite deux versions plus complètes, dans les années 70 et 80.
Mais c’est la mise en scène de Vitez en 1987 qui a marqué les mémoires. Joué presque intégralement -en dehors des passages ouvertement colonialistes- il en a raboté très volontairement le caractère religieux, dans la nuit d’un Palais des papes désacralisé, faisant des amoureux le jouet des calculs politiques.
Puis Olivier Py, habité quant à lui par le sacré et la notion de Grâce, en avait en 2003 donné une lecture plus baroque, construite sur les contradictions du désir, des imbrications de théâtre dans le théâtre, comme si les âmes ne jouaient pas ici-bas leur véritable destin, qui s’inscrit dans un au-delà de la scène et du monde.
Que pouvait donc en faire Éric Ruf, directeur de la Comédie-Française créée par Molière, dans le lieu qui vit naître le plus grand festival de théâtre du monde ?
Un Soulier qui s’envole
Il traite le texte comme un classique. Un Shakespeare, un Corneille, un Molière. Nos représentations interrogent aujourd’hui l’Othello noir, le Shylock avaricieux, La Mégère qui s’apprivoise, les Savantes qui doivent rester à leur place et les Bourgeois qui prétendent sortir de leur classe. Il suffit de marquer la distance, de couper les passages problématiques, de se moquer des discriminations raciales, sexistes et sociales pour ne pas en être complices, et continuer à monter notre répertoire. On ne se demande plus, aujourd’hui, quels « mores » le Cid, autre Rodrigue, combat en arrivant au port, on écoute les vers et l’intensité des passions.
Les versets claudéliens ont la même force que les alexandrins de Corneille. Poétique par moments où la langue se fait descriptive ou douloureuse, ironique souvent, dans les didascalies et les prologues, drôle carrément quand il caricature la cour d’Espagne, théâtrale, toujours, quand les personnages jouent sur la double énonciation, celle qui permet sur scène de s’adresser à leur partenaire, tout en faisant de l’œil au spectateur.
Ce que disent les rôles
Et c’est tout cela que la mise en scène d’Éric Ruf capte et restitue avec une agilité remarquable, portée par quelques belles coupes dans le sacré, et des choix qui mettent le racisme et le conservatisme de Claudel au placard : c’est Safa Yeboah qui incarne l’ange gardien qui tient Prouhèze en laisse, Jobarbara est andalouse, Birane Ba incarne le vice-roi de Naples et le Chinois et Camille (Christophe Montenez) qui violente Prouhèze est nettement plus négatif, réprouvé, que celui que portait Robin Renucci en 1987.
Éric Ruf joue aussi avec l’épaisseur du temps et des comédiens : le fait que Didier Sandre, qui jouait Rodrigue avec Vitez, incarne désormais le vieux mari de Prouhèze, jouée par Marina Hands qui reprend le rôle de Ludmila Mikaël sa mère, donne clairement à leur union « sacrée », celle que le ciel ne veut pas défaire, des couleurs d’inceste. La Cour d’Espagne, essoufflée, sans grâce, n’a rien de conquérant.
Sans décor dans le palais papal, ce sont les comédiens qui portent, dans les costumes somptueux de Christian Lacroix, toute l’architecture, l’élan, les subtilités du spectacle. Construisant dès l’entrée une chaleureuse relation, directe, avec le public, avançant parmi les spectateurs, généreux, partageant chaque complicité possible, ils désacralisent le texte, mais aussi la cérémonie théâtrale, en la restituant dans toute sa simplicité apparente, comme des virtuoses absolus.
Laurent Stocker, Marina Hands, Florence Viala sont des acteurs immenses. Danièle Lebrun, à 88 ans, fait vibrer la salle tout au long d’une nuit où de bien plus jeunes, assis dans le public, ont du mal à tenir. Et Baptiste Chabaudy, étonnant Don Rodrigue, incarne le vieux pêcheur infirme avec autant de vérité que l’amoureux transi ou le conquérant blasé des premières journées.
Notre humanité commune
L’expérience commune, la fatigue, la durée, l’histoire qui emporte, les exploits continus des acteurs, le subtil aménagement du rythme qui fait alterner les tons et les espaces, les temps forts et les interludes, les magnifiques chants de la troupe en chœur, les musiciens qui laissent aussi flotter les émotions, les prolongeant ou les interrompant, tout cela construit un spectacle d’un genre nouveau, où le théâtre est discrètement transformé en une cérémonie très humaine. Très démocratique.
Au bout de la nuit, quand le jour commence à poindre, quelques-uns des 2000 spectateurs, très peu, ont quitté les gradins, vaincus par la fatigue et non pas par l’ennui. Tous et toutes les autres se lèvent, applaudissant à tout rompre, longtemps, ceux qui ont tant donné. Et s’applaudissant un peu aussi eux-mêmes, d’avoir tant reçu, et retrouvé intact le plaisir de partager le répertoire.
AGNÈS FRESCHEL
Le Soulier de satin, créé à la Comédie-Française, a été jouée au Festival d’Avignon du 19 au 25 juillet
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