« La géographie, ça sert, d’abord, à faire la guerre. » La formule d’Yves Lacoste, souvent citée, parfois détournée, semble plus que jamais d’actualité, à l’heure où le tracé des frontières semble se creuser. La carte découpe, délimite, hiérarchise : elle marque les lignes de pouvoir, dans nos corps comme dans nos lois.
À l’Assemblée, la droite, le RN et Horizons ont voté main dans la main la fin de l’accord migratoire franco-algérien de 1968. Une alliance se prétendant, comble de l’inacceptable, « républicaine », circonscrit les Algériens dans le rôle d’un interlocuteur docile et malléable. Pire encore : elle se défait de toute ambition réparatrice et de toute responsabilité quant à la spécificité des rapports entre l’Algérie et la France. Balayées, ainsi, les décennies de violence et d’impuissance de ces nombreux travailleurs précaires, et de leurs familles fragilisées. Dans ses répercussions administratives redoutées comme dans sa symbolique d’un révisionnisme despotique, le vote du 30 octobre constitue une faute historique et morale.
La France efface et recompose la carte de relations pour s’y redonner un rôle respectable. Et dans ce geste, on mesure combien la géographie sert encore à faire la guerre des mémoires.
D’un récit à l’autre
De l’autre côté de l’Atlantique, Donald Trump menace les habitants de New York de sécheresse budgétaire si la ville ose élire un maire démocrate, qui plus est racisé. Une autre cartographie autoritaire se dessine : celle d’un pouvoir fédéral écrasant toute opposition, et dressant ses « bons citoyens » contre les « villes ennemies ». Non content d’avoir installé son parti à la tête du pays, de sa Cour suprême, de son Sénat et de sa Chambre des représentants, le président pourtant le plus impopulaire de l’histoire de son pays rêve de confisquer aux villes leur autonomie, et de remodeler leur identité.
L’histoire des idées et des arts se construit heureusement à l’opposé de ces lignes de force. Natacha Appanah, qui exhumait déjà avec La Mémoire délavée des silences migratoires les failles de la mémoire coloniale, voit son roman La Nuit au cœur récompensé du prix Femina. C’est dans un autre gouffre que ce roman plonge : celui des violences masculines, et d’un système rodé face auquel l’autrice et narratrice se dresse enfin. Écrire s’y impose comme un acte politique de l’intime : une redéfinition des contours de nos récits.
Marseille joue la carte mémoire
Au Musée d’Histoire de Marseille, le fonds Detaille propose également une autre leçon de géographie : 164 ans d’images où la ville s’invente sous l’œil des photographes. Trois générations qui ont su capter le peuple autant que les puissants, les ouvrières autant que les marins. L’histoire coloniale s’y glisse aussi, dans les expositions de naguère, les « chinoiseries » et les fantasmes d’ailleurs. Car la raison cartographique, c’est celle qui prétend ordonner le réel à coups de lignes droites.
Marseille, autre grande ville naviguant vers d’autres horizons que ceux auxquels son pays veut la circonscrire, et sa région, s’ouvrent également à d’autres histoires. Celles des festivals Panorama, se tournant cette année vers l’Espagne, des cinémas d’Afrique à Apt, et bien sûr Films Femmes Méditerranée. Où l’on filme depuis le Sud, depuis les marges, depuis la vie. Où les femmes reprennent la caméra, la parole et la mer.
SUZANNE CANESSA
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