On sort du spectacle en ayant traversé un labyrinthe. Non-lieu agit moins comme une reconstitution que comme une expérience du doute, que la mise en scène déploie avec une rigueur clinique. Dès la première partie, nourrie d’archives, de cartographies et de bandes sonores, le plateau devient une chambre d’échos où les voix officielles semblent, un instant, parfaitement cohérentes. On se surprend même à croire à la bonne foi des autorités, avant que les premiers témoignages divergents n’introduisent une fêlure. Alors, le doute glisse, s’élargit : ces témoins sont-ils fiables ? Qui dit vrai ? Quel récit est tenu sous la vigilance d’une autorité ? Cette longue traversé a pourtant un sens : elle cherche à perdre le spectateur dans les détails et les discours sous-jacents, et y parvient efficacement.
Cartographier les zones d’ombre
La seconde partie, bien plus brève, renverse le dispositif. Une partie du public est placé sur le plateau comme un jury improvisé, cadré par deux tables qui figurent un tribunal. L’espace se réoriente, les plaidoiries se déroulent et les responsabilités, longtemps brouillées, reprennent forme. On comprend alors que Non-lieu ne veut pas résoudre l’affaire Fraisse, mais éclairer les rouages qui ont fabriqué son effacement.
On a souvent insisté sur la dimension cinématographique et documentaire du travail de Sima Khatami et Olivier Coulon-Jablonka ; il faut y ajouter la capacité des metteur·se en scène à activer l’imagination du spectateur. Durant tout le spectacle, une fois passée la violence de l’introduction, le lieu du drame, figuré par une terre labourée, reste hors de portée, comme tenu à distance par la machine judiciaire elle-même. Ce n’est qu’à la toute fin, lorsque surgit le panoramique de la forêt sauvée du barrage, porté par l’Erbarme dich de Bach – air à la fois paisible, résigné et déchirant – que l’on voit enfin. La vision frappe d’autant plus que le spectacle nous avait privés d’image : le paysage apparaît comme la révélation tardive d’un hors-champ moral.
SUZANNE CANESSA
Non-lieu a été joué les 28 et 29 novembre au Théâtre Joliette
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