C’est le genre d’aventures incroyables qui arrivent à Daniel Pennac. Un matin d’hiver, une exposition du peintre Miró « lui donne rendez-vous à Beaubourg ». Devant Bleu II, l’écrivain repère un photographe sans y prêter plus attention. Il le retrouve une semaine plus tard au musée d’Orsay, alors qu’il va dire bonjour au Docteur Gachet de van Gogh. D’abord un peu parano, Pennac se dit que le photographe le suit. « Moi qui m’étais cru suivi, je me suis mis à le suivre ! » raconte-t-il. À sa grande stupeur, l’écrivain comprend que l’homme photographie non pas les toiles, mais les visiteurs de dos qui les regardent.
La filature parisienne
Pennac suit l’étrange bonhomme dans les rues de Paris. Celui-ci traverse la Seine en direction du Louvre où il pénètre par la porte des Lions. Le même manège reprend.
Quelques semaines se passent, la vie reprend son cours avec les douleurs de l’âge. L’écrivain doit consulter un médecin gastro-entérologue. Ce dernier est étrangement familier à Pennac. Brutalement, cela fait tilt : le médecin et le photographe ne font qu’un. La discussion démarre. Le toubib, Laurent Mallet, puisque c’est son nom, explique sa passion, son obsession même : chercher des analogies ou des antagonismes entre les visiteurs de dos et le tableau qu’ils regardent et les photographier. Pour la seule année 2024, le photographe aura saisi 62 500 de ces rencontres entre une œuvre et un spectateur en « état de préférence » selon la jolie formule de Pennac.
De cette rencontre insolite, les deux hommes ont tiré un ouvrage : Le Roman des regards, moitié texte, moitié photos. La galerie d’une bonne cinquantaine de pages est saisissante : jeune femme aux vêtements graphiques devant Deux cercles de Rodtchenko à la Fondation Vuitton ; portrait d’une jeune femme brune en veste kaki devant Jeune Italienne de Sonia Delaunayau Centre Pompidou et qui semble son double ; Portrait d’Alphonsine Fournaise de Renoir au musée d’Orsay et sa visiteuse au même chapeau rouge et habits bleus délavés.
L’occasion également pour Pennac de s’interroger sur le processus de création et sur notre relation aux musées. « Qui s’est dit un jour que des toiles conçues dans la solitude d’un atelier avaient finalement vocation à se retrouver accrochées en un lieu public pour être exposées aux foules, en compagnie de statues destinées au grand air » ?
Et quel genre de courant entraîne lesdites foules dans les dits musées ? Quelle faim les anime ? Comme nommer leurs amateurs ? Qui lit un livre est un lecteur, qui va au théâtre ou au cinéma est un spectateur. Dans les magasins vont des clients, les joueurs au casino, les fidèles à l’église, les malades à l’hôpital, les fous dans les asiles et les coupables en prison. Mais comment nomme-t-on le visiteur de musée ?
Après avoir tenu dans ses mains cet Ovni éditorial, gageons que nous n’entrerons plus jamais dans un musée avec le même regard.
ANNE-MARIE THOMAZEAU
Le roman des regards de Daniel Pennac et Laurent Mallet
Phillipe Rey – 25 €






