L’immersion débute en bord de mer. Sur des rochers, les sénateurs de Rome se prélassent en maillot de bain et lunettes de soleil avec l’indolence de femmes et hommes d’affaires à qui tout réussit. Ils attendent le retour de Caligula, l’empereur de leur monde privilégié. On est loin de la mise en scène initiale de cette pièce mythique écrite par Albert Camus en 1944, en pleine guerre mondiale. Ici, Caligula, interprété par Jonathan Capdevielle lui-même, ne fait pas face à son miroir. Il n’en a pas besoin pour imposer une séduction toxique dans sa présence d’animal blessé mu par une rage incontrôlable. Ce petit monde romain aux règles bien établies bascule en quelques répliques, dont la fameuse révélation de l’absurde qui ronge Caligula : « les hommes meurent et ils ne sont pas heureux ». La mise en scène est visuellement sublime, corps façonnés par la lumière et les costumes, ces apparences que Caligula souhaite mettre à nu, décrétant « Je prends en charge un royaume dont l’impossible est roi ».
Une actualité troublante
De par sa présence scénique fascinante, parfois écrasante face aux autres comédiens, Jonathan Capdevielle, qui pour la première fois travaille un texte de répertoire, nous invite à expérimenter avec lui l’anatomie d’une noyade dans l’absurde. Nous assistons, impuissants, au long suicide d’un homme qui ne veut pas mourir et décide de mettre les hommes face à leurs contradictions politiques et sociales avec une violence d’une logique à couper le souffle. Le tout grâce à l’ingéniosité d’un metteur en scène qui se sert du mouvement des corps et d’un univers musical et sonore incroyablement riche (dont de nombreux hors champs ingénieux) pour donner une actualité troublante aux mots acérés de Camus. Cette dimension performative remarquable explore jusqu’aux limites du théâtre la figure d’empereur artiste. Quand tout meurt, à quoi sert l’art ? Même odieux, pathétique, révoltant, Caligula reste plus que jamais attachant dans son utopie mortifère et passionnelle. Le plus grand malheur de cet empereur aussi fou que lucide, est sa difficulté à obtenir la révolte tant attendue, celle qui mènera à sa perte tout en le rendant immortel.
ALICE ROLLAND
Caligula de Jonathan Capdevielle a été présenté du 17 au 19 octobre au Théâtre des 13 Vents, Montpellier