Une grâce, une ferveur nouvelle semble animer le familier tableau d’Annonciation, créé en 1995. Donné en préambule de ce programme unissant des pièces séparées par trente ans de création, le duo, sans changer, revêt des traits inédits. La Marie de Verity Jacobsen est d’une grâce loin de toute candeur virginale, la vigueur et la douce robustesse de Mirea Delogu en font un archange à l’autorité enveloppante. Une complicité nouvelle opère entre ces deux personnages qui semblent contraints d’œuvrer ensemble pour une force, que l’on désigne en pointant vers le haut, dans ce goût du geste devenu signe emprunté au Trecento et déployé sur le registre du théâtre dansé.
Cette complicité souvent résignée demeurera le fil rouge de cette trilogie où les corps des femmes, leur capacité d’engendrement mais aussi leur objectivisation se verront savamment scrutés.
S’affaisser ensemble
Torpeur, création de 2023 conçue donc vingt-huit ans après ce duo canonique, déploie un effectif et des modalités d’interaction démultipliés. On se croirait, durant les premières minutes, revenus à une danse naturelle proche de Lucinda Childs, scandée par les pulsations rassurantes d’une musique joyeusement répétitive dont les corps s’emparent avec frénésie.
La danse d’aujourd’hui se nourrit de désarticulation, de saccadé, de lâcher-prise ? Qu’à cela ne tienne, semble répondre Angelin Preljocaj : les battements s’espacent, les gestes s’étirent, et les corps s’alanguissent. Si bien qu’ils semblent imposer à une musique flottante leur propre rythme, et non pas que celle-ci leur dicte comment faire battre leurs cœurs.
Les douze danseurs et danseuses se rapprochent, s’explorent et se dénudent dans un mouvement inédit de sensualité. Exit les pas-de-deux délimitant hommes et femmes : c’est presque uniquement en trios, puis entre hommes et entre femmes que tous s’unissent et s’accompagnent, comme les corps exultants de Deleuze/Hendrix. De ces architectures de groupes, autonomes et un brin anthropophages, pointe cependant une inquiétude…
Mariages aveugles
On revient alors en 1989, année où Preljocaj s’imposa comme une voix majeure de la danse contemporaine. Les Noces de Stravinsky y avaient voyagé, passant de la Russie paysanne du compositeur aux Balkans, à l’Albanie dont Preljocaj est originaire.
Ces images gardent la couleur inaltérée du cauchemar, celui des mariages mal consentis : une fois de plus, ce sont les yeux bandés que les jeunes femmes avanceront vers leur destin. Elles auront beau échanger regards entendus, caresses chaleureuses, quitte à s’emparer elles-mêmes de dociles poupées de chiffon pour jouer le jeu, elles sortiront éternelles perdantes d’une partie jouée d’avance. Celle du rapt matrimonial.
Engoncés dans des costumes cravates soulignant leur air juvénile, les hommes semblent à peine moins perdus. On croirait presque, le temps de ces sauts du haut de bancs d’école, où les femmes s’élancent, tournoyant comme des toupies, qu’un autre monde, qu’un envol est possible. La chute, amortie in extremis par les bras de leurs partenaires, n’en est que plus tragique.
SUZANNE CANESSA
Le programme s’est donné du 11 au 15 octobre au Pavillon Noir, Aix en Provence