Malgré le résultat des élections américaines et même si cela peut changer le monde, des chapes d’oppression ont été levées et des horizons, dégagés, apparaissent. À chaque pas dans la ville, chaque #metoo révélé, chaque roman effeuillé, chaque applaudissement de théâtre, nous le constatons : le monde a déjà changé.
Le bouleversement culturel que nous vivons est profond, même si les forces réactionnaires, puissantes, sont en marche pour endiguer la vague et protéger leurs acquis rancis et leurs terres stériles. Les monstres de Gramsci sont là, ceux qui surgissent dans le clair-obscur des transitions politiques, lorsque les idées ont germé puis fleuri mais que la moisson se fait attendre. Des zombis presque oubliés ressortent de leur naphtaline et censurent les universités américaines, les télés russes, les librairies algériennes. Confrontés à la fin d’une domination qui leur semblait naturelle les plus dangereux des vieux charognards s’éveillent et étrillent le monde de leurs actes terroristes, leurs massacres de civils et leurs urbicides.
Toute cette violence n’est plus un danger mais un fait, en actes, irréversible dans ses douleurs infligées aux humains et aux peuples. Mais les avancées des idées, les progrès civilisationnels, sont tout aussi irrévocables.
Récits d’opprimé.e.s
Kamel Daoud emporte le prix Goncourt, avec Houris, un roman qui met en question le régime algérien, sa loi du silence sur la décennie noire, sa main mise sur le corps des femmes, son rapport aliénant à la langue imposée. Un roman qui est pourtant un chant d’amour à l’Algérie, à ses combats et à ses souffrances, dans une langue française marquée à chaque pas, chaque syllabe, de la musicalité et de la force imagée de l’arabe poétique.
À l’heure où une loi réactionnaire brise l’égalité de droit des binationaux français, ce prix Goncourt franco-algérien se double d’un Renaudot attribué à Gaël Faye [lire notre article ici], autre auteur binational, porteur de l’histoire du génocide Tutsi.
Plus inattendu encore, à Marseille, le premier prix du Salon du Livre métropolitain est attribué à Alana S.Portero, autrice espagnole trans, pour un roman magnifique, La Mauvaise habitude, paru en 2023. Sa langue flamboyante happe le lecteur de la première à la dernière ligne et emmène à la rencontre de femmes magnifiques, populaires et libres, et de queers qui ouvrent à tous·tes le chemin de la liberté, loin des assignations sociales et genrées.
Liberté sur les écrans, les scènes, les cimaises
Ces reconnaissances littéraires sont le fruit de programmations culturelles publiques qui affirment de plus en plus fort la force politique et subversive des arts. Ainsi, cette semaine, les Artistes en exil ouvrent leur expo collective Censures, la biennale numérique investit le virtuel comme un espace créateur d’imaginaire, Africapt projette Bye Bye Tibériade sur la Palestine et Dahomey sur la restitution des œuvres pillées par la colonisation française. Les racisés, les femmes artistes au [MAC], les queers, les exilés, se font entendre, et portent enfin, d’une voix faite de chacun de leurs chants parfois imparfaits, l’idée d’une culture plurielle, d’une histoire des libertés acquises et des luttes.
Ces voix multiples et complexes, lorsque les zombies réactionnaires seront retournés à leurs tombes, devront aussi se sortir des champs de mines où ils les ont laissés. Toute domination ne se maintient qu’en opposant et divisant les dominés : les femmes, les arabes, les juifs et les amazighs, tous les LGBTQI que le sigle suppose, tous les discriminé·e·s physiques et sociaux, devront à leur tour renoncer à dominer les plus fragiles qu’eux. Jusqu’à ce qu’enfin les derniers arrivés ne ferment plus la porte, et que l’humanité libérée circule.
Agnès Freschel