Serait-ce parce qu’à sa naissance Yamina Zoutat dont les rhésus parentaux étaient incompatibles, a subi un « grand échange de sang » et porte dans ses veines la trace de son donneur inconnu, qu’elle a voulu filmer du sang ? Elle parle d’un désir profond et tenace, hantant ses rêves, que Chienne de rouge réalise, d’un film né de son propre corps de femme, défini par le sang des règles, impur pour les religions.
Réparation
Si elle n’apparaît pas à l’écran, Yamina Zoutat est omniprésente. Elle a 28 ans quand s’ouvre « le procès du sang contaminé » – comme si c’était le sang qui était accusé, remarque-t-elle. Elle a insisté malgré les réticences de sa rédaction, pour couvrir l’événement comme chroniqueuse judiciaire. Une consigne lui est donnée : « tu ne montreras pas de sang ». Drôle de procès non filmé, qui ne se déroule pas au Palais de justice, où les victimes ne peuvent pas se porter parties civiles et où « les juges sont des hommes politiques déguisés en juges ». Par les photos personnelles montrées plein écran, le film convoque les jeunes martyres du Sida, avant leur maladie. La voix off raconte leur histoire tragique, celle de ce sang prélevé sur la voie publique, transfusé sans analyses, celle de ces donneurs qui se croyaient de vie et furent de mort. Yamina Zoutat répare le silence imposé à l’époque.
Convergences
Comme une « chienne de rouge » – qui on l’apprend, est une chienne de chasse dressée à pister une bête blessée – la réalisatrice suit la trace. Dans les sous-bois sur le tapis mordoré des feuilles mortes. Dans les toilettes où gouttent les menstrues. Sur le sol où après l’attentat du Bataclan, des étudiants en médecine ensanglantés jouent le rôle de victimes. À l’hôpital où on transfuse, transplante, greffe. Dans les mariages mixtes où se mêlent les sangs. Dans le sourire édenté de sa fillette qui a perdu une dent de lait et retrouve le goût métallique de l’hémoglobine. Dans la mer écarlate où on harponne les gros poissons. Au cinéma où Nosfératu, triste vampire, plonge ses canines dans le cou d’Ellen, où indiens et cow-boys deviennent frères de sang et où l’ange Damiel des Ailes du désir éprouve par une plaie, la condition humaine. Documentaire hybride, tissant un réseau de destins, de vies au quotidien, d’événements exceptionnels, juxtaposant archives, images scientifiques, souvenirs filmiques et témoignages. Quête intime qui met les images en correspondance, en convergence.
Comme le flux sanguin, le film circule. Mohamed, un convoyeur de sang sillonne Paris de nuit pour livrer les poches du précieux liquide dans des caissons isothermes. On suit la professeure de médecine Nguyen, d’origine vietnamienne, spécialisée en greffes, jusque dans sa famille. On écoute son père qui pose les questions d’intégration, d’identité et de dissolution. On entend une greffée dont la famille a été exterminée à Auschwitz, lire sa bouleversante lettre à un donneur allemand. Par intermittence le rouge envahit l’écran et un cœur pulse à gros battements. C’est le leur. C’est le nôtre. Et c’est notre humaine condition.
ÉLISE PADOVANI
Chienne de rouge, de Yamina Zoutat En salles le 14 février