Diasporik : Vous avez réalisé différents films et séries en lien avec l’histoire comme dans Nèg marron ou Tropiques amers…
Jean-Claude Barny : Oui, je produis des contre-récits en m’entourant d’acteurs et de complices, eux-mêmes engagés dans la volonté de bousculer le récit mainstream. Il s’agissait avec Nèg marrons de réhabiliter ma vérité sur les Antilles, au sein d’un cinéma français qui n’est pas déconstruit sur les questions coloniales, voire qui s’inscrit dans le continuum colonial. Ce combat ne consiste pas seulement à revendiquer plus d’acteur.ices noir.e.s dans le cinéma, qui resteraient à la marge, et qui se voient refuser l’opportunité de rôles à la hauteur. Il s’agit du refus des acteurs, réalisateurs, scénaristes noir.e.s de participer à cette grande mascarade qui consiste à renforcer des préjugés hérités de l’époque coloniale. Même si certain.e.s y participent toujours.
Comment avez-vous réalisé le casting ?
Avec la directrice de casting, Sylvie Brocheré, nous avons sollicité Alexandre Bouyer qui est charismatique mais ne correspond pas aux critères, qu’on attend en France, d’un acteur Noir. Comme il n’y a pas de premier rôle écrit pour lui, il est sous-employé. Fanon est son premier grand rôle au cinéma, il est le futur du cinéma français. J’ai eu la chance de m’entourer de grands acteurs, tels que Déborah François qui joue Josie Fanon, Salem Kali qui joue Abane Ramdane et Mehdi Senoussi, Hocine, l’adjoint de Fanon. Le scénario a nourri le casting.
Le film est ponctué par de nombreux morceaux de jazz, Fanon était-il amateur ?
Fanon aimait la biguine et le jazz qui incarnaient sa douleur. Dans le film Fanon interroge Hocine sur la musique châabi et le sens des paroles, il perçoit la dimension spirituelle des combats des peuples au travers de leur expression musicale.

Vous avez intégré des passages des Damnés de la terre, ce qui participe à éclairer la pensée de Fanon en contexte. Avez-vous une intention pédagogique ?
Avec Philippe Bernard co-scénariste, nous étions évidemment portés par l’enjeu de rendre la pensée de Fanon, accessible au plus grand nombre. Notre complicité a permis cette sélection, sans paraphrase, avec toute la nuance de cette pensée.
La figure de Josie Fanon apparaît comme centrale auprès de son mari mais aussi en tant que militante et assistante dans la production intellectuelle de Fanon. Avez-vous voulu réhabiliter sa place ?
Tous les écrits de Fanon portent cette intention d’égalité. L’exigence de réhabiliter la personnalité de Frantz Fanon ne peut se faire au risque de centraliser sur sa figure romanesque. Il est impossible d’appréhender la construction de cet homme sans décrire son contexte familial, amical et militant. Il est évident qu’il faut rendre à Josie sa place, qui a consisté à documenter par la photographie, à retranscrire les livres de Fanon, à faire circuler les manuscrits, vers son éditeur, Maspero. Josie était personnellement engagée en faveur de l’indépendance de l’Algérie. Il était important de documenter son propre engagement.
Une fois nommé chef de service à l’hôpital psychiatrique de Blida en Algérie, Fanon s’illustre par ses méthodes qui contrastent avec celles des autres…
L’histoire de Fanon et de son équipe éclaire sur l’analyse des traumatismes produits par la violence coloniale. C’est elle qui explique l’état psychologique, émotionnel et physique des patients.
En 1952 il a rédigé Peau noire, masques blancs à partir de son expérience de noir minoritaire au sein de la société française. Il y dénonçait le racisme et la « colonisation linguistique » dont il s’estimait lui-même être une des victimes en Martinique.
D’emblée à Blida sa volonté de désaliénation et de décolonisation du milieu psychiatrique s’oppose de front aux thèses racistes de l’École algérienne de psychiatrie d’Antoine Porot qui décrit l’indigène comme : « Hâbleur, menteur, voleur et fainéant, le Nord-Africain musulman se définit comme un débile hystérique, sujet, de surcroît, à des impulsions homicides imprévisibles ».
Ainsi, il rappelle que : « La première chose que l’indigène apprend, c’est à rester à sa place, à ne pas dépasser les limites ».
Le film éclaire le lien avec les révolutionnaires algériens d’Alger à Tunis, notamment avec Abane Ramdane qui sera exécuté dans les luttes internes aux révolutionnaires… Quels échos aujourd’hui ?
Le cinéma s’inspire de faits réels pour les sublimer comme des échos d’Histoire. Abane Ramdane a été abattu dans sa voiture mais la scène réalisée permet au spectateur d’illustrer la trahison, de comprendre ce qui vit le militant indépendantiste qui a été trahi. Cette séquence montre combien la confiscation de la révolution algérienne a été rapide et violente, dans cette démarche complexe qu’est celle de la recherche de liberté des peuples.
On retrouve les psychiatres Alice Cherki, Jacques Azoulay et Hocine. Ces compagnons de route révèlent toute la diversité des positions dans l’Algérie coloniale mais la figure du sergent Rolland, qui pratique la torture au nom de la France et finit par souffrir de troubles mentaux, est assez inédite. Quelle était votre intention en valorisant ce personnage ?
Celui qui souffre a des raisons de souffrir. Les troubles psychotiques sont liés à la déshumanisation et la maltraitance liés à la colonisation. Le personnage du sergent Rolland illustre que l’on ne peut pas soigner l’un sans l’autre, le colonisé sans le colon. Celui a qui on demande d’opprimer subit un ordre maléfique. Cette figure systémique à qui le système colonial donne l’ordre d’être tortionnaire est aussi pathologique. Mehdi Senoussi qui joue Hocine, l’acolyte de Fanon, restitue également la participation des algériens à égalité et sans imposture. Il fallait désaliéner jusqu’au bout en remettant chacun à sa juste place.

Entretien réalisé par SAMIA CHABANI
Fanon
Sortie en salles le 2 avril
Avant-première le 28 mars au Cinéma Le Gyptis, dans le cadre du Festival Printemps du film engagé, en présence des acteurs et du réalisateur
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