Diasporik : François Mitterrand a grandi dans une France où l’Empire était une évidence. Qu’en a-t-il gardé ?
Nicolas Bancel et Pascal Blanchard : François Mitterrand est effectivement dans sa jeunesse, comme l’immense majorité de ses contemporains, convaincu de la grandeur coloniale de la France, qu’il expérimente lors de sa visite à l’Exposition coloniale internationale de Vincennes en 1931, son premier voyage à Paris. Issu d’une famille de la bourgeoisie provinciale conservatrice et catholique, ses idéaux politiques initiaux penchent vers la droite-extrême – il appartiendra au mouvement de jeunesse des Croix-de-Feu puis au Parti social français du colonel François de la Rocque – et son premier engagement politique est pour soutenir l’agression de l’Italie mussolinienne en Éthiopie.
Son parcours à Vichy va le convaincre que l’Empire doit être défendu coûte que coûte et, de surcroit, qu’il peut lui servir de tremplin politique après-guerre. Il sera d’ailleurs ministre de la France d’outre-mer dès 1950. La perte de l’empire est un véritable déchirement, il ne comprend pas le mouvement profond des décolonisations : pour lui, la France a été globalement bienfaitrice, elle a apporté, avec la « mission civilisatrice », le progrès et les lumières de la civilisation européenne.
Lorsqu’il arrive au pouvoir en 1981, tout ce bagage va peser lourd dans des décisions essentielles. Il va notamment perpétuer les pratiques de la françafrique, qui est pour lui, finalement, une continuité de l’empire et permet à la France de conserver son aire d’influence et sa puissance géopolitique.
Quel a été son rôle avant et pendant la guerre d’Algérie, en tant que ministre sous la IVᵉ République?
Lors du déclenchement de la guerre d’Algérie, François Mitterrand est ministre de l’Intérieur. Ses déclarations, après les attentats du 1er novembre 1954, sont sans ambiguïté : la seule réponse à apporter est une sévère et immédiate répression. Il espère que celle-ci, et quelques réformes, permettront de conserver l’Algérie, qui, ne l’oublions pas, est constituée de départements français. Ce qui rend d’autant plus incontournable le slogan, repris par François Mitterrand, « l’Algérie c’est la France ». Lorsqu’il est ministre de la Justice, il va faire partie des « durs ». Il soutient la répression et bien sûr les pouvoirs spéciaux. Alors qu’il connaît parfaitement la systématisation de la torture dès 1955-1956, il feint de l’ignorer.
Il a donné l’ordre de mettre à exécution les militants du FLN emprisonnés en Algérie et en métropole, Montluc et autres…
François Mitterrand est celui qui a proposé le moins de grâces pour les condamnés à mort du FLN : à peine 1 sur 5, bien moins que des gouverneurs généraux de l’Algérie, considérés pourtant comme des ultras. Son engagement dans la répression est total.
Quelles ont été ses relations avec Defferre durant la colonisation ?
Pour ce que nous en savons, François Mitterrand, en tant que ministre de la Justice, signe la loi-cadre préparée par Gaston Defferre en 1956, mais celle-ci va beaucoup plus loin dans les réformes que ce qu’il avait pu imaginer.
On peut penser que, pour lui, ces réformes – suffrage universel dans les colonies d’AOF, AEF, Madagascar, Togo et Cameroun avec la création d’Assemblées territoriales, érection de Conseils de gouvernement avec d’importantes attributions de responsabilités locales, etc. – allaient trop loin.
Pour autant, Gaston Defferre n’a jamais été un décolonisateur : la loi-cadre visait à transformer la politique impériale de la France en associant les élites locales, tout simplement pour conserver l’empire. Mais il avait au moins compris que la répression à outrance était sans avenir. C’est plus tard qu’ils se retrouveront, notamment lorsque François Mitterrand imaginera installer à Marseille son mémorial rendant hommage à l’entreprise coloniale de la France et aux pieds-noirs.

Comment a t’il imposé le mythe du « grand décolonisateur » à ses hagiographes ?
François Mitterrand va réécrire le passé, sa biographie. Par petites touches, dans ses ouvrages successifs et interviews, il se présente comme un visionnaire qui avait anticipé les décolonisations, alors qu’elles l’ont surpris. Plus encore, il insinue à plusieurs reprises qu’il aurait été anticolonialiste, ce qui est une pure fabulation. Mais ses écrits ont fait foi et plusieurs de ses biographes s’y sont laissé prendre, prenant pour argent comptant ce qu’écrit François Mitterrand dans ses ouvrages.
Le sous-titre de votre ouvrage est « de la colonisation à la Françafrique », Quel a été sa position dans la période postcoloniale?
C’est justement durant cette période que sa formation coloniale, sa vision du monde, s’actualise. En 1982, par exemple, il renvoie Jean-Pierre Cot, alors ministre de la Coopération, qui avait eu la naïveté de croire qu’il pouvait appliquer le programme commun dans ses points concernant l’Afrique et les anciennes colonies. Il s’agissait alors de normaliser les relations avec les ex-colonies, qui constituait alors le « pré-carré » de la France, ce que l’on n’appelait pas encore la françafrique.
C’est un tournant, car François Mitterrand va reprendre cet héritage postcolonial initié par de Gaulle dès 1960 et continuer donc de soutenir des régimes africains corrompus et parfois criminels. Mais il en va, pour lui, de la grandeur de la France et le « pré-carré » est la condition de cette « grandeur ».
On voit aussi cette formation coloniale durant la tragédie du Rwanda : les « responsabilité accablantes » de François Mitterrand sont désormais bien établies, notamment par le rapport Duclert (un des auteurs du livre) paru en 2021. La dérive de la politique française au Rwanda sous l’égide de François Mitterrand s’éclaire lorsque l’on comprend que, pour lui, le Rwanda permettait à la France d’élargir sa zone d’influence, et donc l’aura et la puissance de l’hexagone.
SAMIA CHABANI
François Mitterrand, le dernier empereur
De la colonisation à la Françafrique
Editions Philippe Rey
Ouvrage collectif sous la direction de Nicolas Bancel et Pascal Blanchard
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