Difficile, pour Christian de Leusse, de se souvenir de quand et pourquoi il a décidé de conserver tant d’archives. « J’ai toujours accumulé, emmagasiné. Cela remonte peut-être à ma formation à Sciences Po, et à cette habitude à laquelle nous incitaient tous nos professeurs : acheter Le Monde tous les jours. Mais, dès mon entrée dans la vie homosexuelle, j’ai ressenti le besoin, la manie de conserver des documents. J’ai vécu seul durant l’écrasante majorité de ma vie, et j’ai heureusement bénéficié d’un espace suffisamment grand pour stocker ces ressources qui s’accumulaient. Mais mes invités me demandaient souvent d’où me venait cette manie. » Aujourd’hui, les quelques quarante années conservées rue d’Aix semblent malgré tout à l’étroit : ils seront bientôt transférés au 94 boulevard de la Libération. L’association fondée par ses soins, Mémoire des sexualités, et dont il est aujourd’hui le co-secrétaire, entend dédier ce lieu à la conservation et à la consultation « raisonnée »de ces archives, qui « doivent être partagées mais aussi protégées, coûte que coûte ». Le projet, qui ambitionne également de faire de ce lieu un espace de vie et d’accueil, fait actuellement l’objet d’une campagne d’appel aux dons sur HelloAsso.
Une série d’avancées
C’est en 1979 que le militant rejoint le Groupe de Libération Homosexuelle avec grand fracas – il sera outé, cette année-là, par un reportage peu scrupuleux de Paris Match. Il constate très vite l’absence criante d’une documentation dédiée à la question. « L’association conserve à l’époque une petite année d’archives. Je l’enrichis durant les années suivantes de tous les documents que je trouve. »La tâche est alors, de son propre aveu, plutôt aisée, puisque les publications dédiées à l’homosexualité sont réduites à « portion congrue. Il y avait Gai Pied, Homophonie, Le Journal Lesbien… et c’est à peu près tout. Aujourd’hui, on recense près de 77 marches des fiertés. 77 ! Marseille avait emboîté le pas à Paris en 1994 – et j’y étais, bien entendu ! On est passés, en trente ans, de deux villes à 77 ! »Le militant de la cause homosexuelle, mais pas que, aujourd’hui âgé de 77 ans, a vu avec bonheur « les nouvelles initiales se greffer au L et au B, et les publications dédiées se diversifier, à l’infini ! ». Il y a environ cinq ans, de « jeunes militants formidables »le convainquent de céder ces archives, précieuses avant tout pour la perspective, vertigineuse, qu’elles offrent sur l’Histoire des luttes et des « nombreuses victoires et séries d’avancées »des LGBTQIA+. « On ne peut comprendre les luttes passées, comme celles d’aujourd’hui d’ailleurs, qu’en arborescence. »Le site Mémoire des sexualités, qu’il alimente abondamment, établit une chronologie documentée et problématisée de ces luttes. Il rit sous cape à plusieurs reprises, notamment lorsqu’il mentionne son dernier dossier, Gaudin et les pédés, qu’il se réjouit avec une joie enfantine de voir répertorié en ces termes sur Google.
À le voir s’y plonger, commenter, se reprendre, on conçoit l’étendue de cette connaissance dédiée aux personnalités marquantes, politiquement comme culturellement. Le souvenir de l’un convoque celui de l’autre, et la conversation rebondit très vite, sur tel fondateur de tel mouvement associatif, tel créateur d’un prix littéraire gay – dont il documente scrupuleusement les palmarès successifs. La joie demeure le maître mot de ces digressions et retours en arrière, que ne viennent jamais assombrir les pourtant tout aussi fréquentes tragédies. Les violences à l’égard des personnes LGBT n’ont « hélas, toujours pas disparu. », déplore-t-il en évoquant l’agression récente d’un couple de proches. On devine également que la question des déportations homosexuelles demeure un des combats les plus délicats de cet homme ayant imposé le dépôt d’une gerbe dédiée à la mémoire des homosexuels déportés le 30 avril : « Encore aujourd’hui, je suis confronté à ces gens me disant que “très peu” de personnes homosexuelles ont été déportées en France. Voire même pas du tout, à en croire certains se réfugiant derrière l’opacité de la bureaucratie française de l’époque en la matière. » Il évoque le cas de Pierre Seel avec émotion : la documentation dédiée à la déportation compte parmi les plus importantes et les plus répertoriées de son site d’archives.
Tout aussi intéressant demeure le souvenir éclairé qu’il a des coulisses, scissionnistes et autres fausses pistes. Ces « stigmatisations isolées qui parfois bloquent une série d’avancées : la réticence de certaines féministes radicales à une prise en charge de la prostitution, ou à la reconnaissance de la transidentité en font partie, à mon sens. Mais toutes les luttes n’ont pas toujours concordé, loin de là ! »
Tabous et blocages
Ces « blocages »qui, « généralement, précèdent une avancée vers la tolérance »n’ont rien d’exceptionnel. En témoigne la bienveillance sans faille des jeunes militants et militantes de la cause, lui qui a connu « une séparation plus nette entre gays et lesbiennes, parfois mâtinée de mépris, de méfiance. »Lui-même admet « nourrir aujourd’hui une empathie et une gentillesse plus grandes à l’égard des personnes queer et trans. Moulé que j’étais dans ma propre culture, j’ai eu besoin d’évoluer, de me renseigner, de comprendre. »Les similitudes entre la transphobie d’aujourd’hui et l’homophobie d’hier lui apparaissent aujourd’hui nombreuses : « Une fois encore, la France gagnerait à moins se braquer sur une hostilité de principe et à jeter un œil là où les avancées ont lieu. Souvent, c’est en Espagne que ça se passe. La prise en compte de l’autorité parentale, et la possibilité de changer de genre dès 16 ans… Le voilà, l’avenir. En France, ce sont aujourd’hui les parents, et d’ailleurs souvent les mères, qui se débrouillent avec la transidentité de leur enfant, sans aide, sans soutien. Mais cela changera très vite, j’en suis sûr. »
SUZANNE CANESSA