mercredi 2 octobre 2024
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Là où se perd la mémoire

Le nouvel opus de Cécile Rattet, Elle au vent, Déployée ! / Journal d’une amnésique, a été créé au théâtre des Ateliers

Elle rit de son nom de famille si négatif et l’a transformé au fil des ans en véritable défi. C’est sans doute à cause de ce « Rattet/ raté » que s’est affirmé chez Cécile Rattet le goût pour le détournement des mots et une certaine mise en défiance de leur enveloppe parfois trompeuse. 

Le propos ici met en scène une autrice à son bureau qui écrit, rature, froisse, reprend, évoque au point de susciter sa présence, une femme que la mémoire fuit : « elle ne se souvenait que d’une chose, c’est qu’elle avait tout oublié ». Partant de ce postulat contradictoire, se tissent peu à peu des fragments, des émergences, des éclats. Les sens deviennent peu à peu les derniers réceptacles du souvenir. À contre-courant de la pensée cartésienne, ce sont eux qui permettent d’échapper au doute de l’existence, et accordent une épaisseur vivante à un personnage qui se délite. Le goût des pommes de terre, le parfum des fleurs, un murmure, conjuguent leur synesthésie pour donner une consistance à ce qui a abandonné la protagoniste dont même le nom s’est perdu. Les mélodies et les rythmes de Rémi Amadei à la guitare et au piano électronique, sobrement amenés, ourlent le fil des mots en errance, savent ménager des silences pour que la poésie seule du langage éclose. La musique tresse un souple contre-point aux phrases sans les occulter : le verbe se cherche, les syllabes tentent de retrouver leurs articulations, hésitent dans leur orchestration… le mot juste se dérobe.
Il n’est cependant pas de désespoir au cœur du constat de ces pertes. Les interrogations ne se déclinent pas dans une tension tragique mais semblent convier à un émerveillement sans cesse renouvelé du monde. Ce n’est pas parce que le langage se désolidarise de notre appréciation de ce qui nous entoure, qu’il la gomme. Les sensations, l’inexprimé, prennent alors une place centrale. Le corps entre en résonnance avec l’univers sensible et s’en emplit. Naissent alors des passages slamés au micro, comme si la poésie était le dernier refuge, lorsque la musicalité de la parole se condense en ultime lieu du sens. Le lexique importe peu et bienheureux sont « les gens qui doutent » d’Anne Sylvestre convoquée au cours du texte : le doute et l’oubli se mêlent alors avec finesse, cultivant l’indécision souveraine où se féconde la création tandis qu’un sourire espiègle s’adresse à l’autre, à soi… ce peut être la même personne, on ne sait. Les lumières de Laurent Pirard accompagnent les clairs-obscurs d’une pensée en quête d’elle-même. La joie d’exister même sans attaches mémorielles devient alors le seul questionnement important, infrangible bonheur de l’instant…

MARYVONNE COLOMBANI

Spectacle vu le 20 avril au théâtre des Ateliers, Aix-en-Provence

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