Une scène de massacre avec des figurines ouvre La Survie de la gentillesse de Rolf de Heer qui concourait pour l’Ours d’Or à la 73e Berlinale. Des soldats achèvent des villageois noirs cadrés de près; on entend des « oh » et des « ah » d’admiration sous les masques à gaz militaires de ceux qu’on découvre, la caméra s’éloignant, autour d’un énorme gâteau paré de cette boucherie qu’on imagine sucrée. Après ce sinistre festin, quelques miliciens transportent une cage cadenassée emprisonnant une femme noire dans le désert et l’y abandonnent.
On est dans un lieu et un temps indéterminés. Une maladie mystérieuse oblige les êtres humains à porter des masques respiratoires. Les Blancs pourchassent les Noirs, les encagent, les tuent ou les utilisent comme esclaves. Villes et villages ont été désertés, c’est un pays fantôme, post-apocalyptique, que la prisonnière, animée d’un instinct de survie, parcourt après s’être libérée.
On ne saura rien d’elle. Le générique la nomme Black Woman. Elle porte, concentrés en elle, des siècles d’oppression. Le film suivra son périple du désert à la montagne, de la montagne au désert. Une route, sans destination, comme celle de Cormac McCarthy, mais jalonnée de rencontres ou de haltes. Un squelette qui lui fournit ses premiers vêtements, un vieil homme contaminé avec lequel elle échange de l’eau contre de bonnes chaussures, un fossoyeur ensevelissant les cadavres disséminés, des mannequins dans un musée historique local où elle s’équipe, un homme blanc agonisant près d’un canyon et une femme terrifiée, des pendus, des fuyards.
Une image entêtante
La gentillesse annoncée par le titre du film se perçoit d’abord comme une antiphrase jusqu’à ce qu’elle croise Brown Boy et Brown Girl, un frère et une sœur dont on ne saura rien non plus, si ce n’est qu’ils fuient eux aussi l’ethnocide des dominants. Avec eux, elle nouera, sans mots ni effusion, une relation humaine, solidaire, amicale, comme si ce sentiment même au cœur d’un enfer ne pouvait mourir tout à fait.
Rolf de Heer raconte que ce scénario est né d’une image entêtante s’accrochant à son esprit, une image qui donnera le départ de son film: il voit son ami Peter Djigirr, interprète dans plusieurs de ses films, enfermé dans une cage sur une remorque au milieu d’un désert. L’expérience de la pandémie a cristallisé le projet ainsi que les actions de la branche australienne de BLM (Black Lives Matter) contre le racisme. Une équipée commando dans l’usine monstrueuse qui zombifie les Noirs et crache son poison de fumée sur la terre, évoque cet activisme militant contre un capitalisme létal.
Sur une partition d’Anna Liebzeit, utilisant les bruits ambiants, la caméra de Maxx Corkindale balaie le désert australien en panoramique, se détache du sol craquelé en vue aérienne ou saisit en macro de terribles fourmis rouges s’extrayant des failles de terre séchée. Elle traverse les rues désertes des villes mortes, s’enfonce dans les canyons de Tasmanie, s’attarde au bord d’un lac paradisiaque. Des lieux archétypaux. Mwajemi Hussein, venue en Australie en tant que réfugiée de la République du Congo, non professionnelle, incarne dans son mutisme et la densité de son corps une Black Woman qui crève l’écran.
La Survie de la gentillesse est une fable minimaliste quasiment sans dialogue, d’une beauté plastique sidérante, qui utilise les codes du cinéma de science fiction voire du western pour atteindre à l’épure. Une fable qui malgré quelques touches d’humour et un titre qui se voudrait optimiste, reste désespérée.
ÉLISE PADOVANI
La survie de la gentillesse, de Rolf de Heer
En salles le 13 décembre