Au débouché de la passerelle reliant le bâtiment principal du Mucem au J4 et le fort Saint-Jean, c’est une sculpture-jardin qui attire l’œil. Des pieds d’immortelles, cette plante aux vertus cicatrisantes, entourent une calligraphie de belles dimensions, faite de métal et charbon. « Pour en souligner le côté ardent », explique la conceptrice de l’œuvre, Ghada Amer. Car l’artiste franco-américano-égyptienne s’est inspirée de l’un des slogans entendus sur la place Tahrir il y a onze ans, lors du Printemps arabe en Égypte. En changeant un seul phonème – sawt al-mar’ ati thawra au lieu de sawt al-mar’ ati awra – les féministes subvertissaient un adage attribué au Prophète : « la voix de la femme est source de honte » devenant « la voix de la femme est Révolution ». Une stimulante entrée en matière pour la première rétrospective consacrée en France à cette plasticienne née en 1963 au Caire, connue pour être une figure engagée de l’art contemporain.
Trois parcours marseillais
Prévoyez une demi-journée pour découvrir le travail de Ghada Amer : si chacun des lieux accueillant ses œuvres peut parfaitement se visiter seul, le triple parcours permet d’en aborder les différentes facettes.
Mucem
Au Musée des civilisations de l’Europe et de la Méditerranée, l’accent a été mis par les deux commissaires, Hélia Paukner et Philippe Dagen, sur son attention au dialogue entre les aires culturelles. Un orteil sur chaque continent, même si elle vit et travaille à New York, l’artiste « se trouve très occidentale au Caire, et très orientale à Paris ». Recouvrant une série de 54 cartons, elle a brodé les passages sur la jouissance féminine d’une Encyclopédie du plaisir, anciens traités érotiques compilés à la fin du Xe siècle, à Bagdad, par le savant Abul Hasan Ali ibn Nasr al-Katib. « À l’époque, en Europe, l’intolérance religieuse faisait rage. Une culture sauve l’autre ! » Un peu plus loin, un voile facial de soie noire porte la définition du mot « peur » en arabe. Dentelle de Bayeux et perles de jais : Ghada Amer met en scène, dans une même aversion au contrôle du corps féminin, les deux faces du puritanisme : obsession religieuse vs érotisation aliénante.
Frac
Au Frac Paca, l’exposition Witches and Bitches précise son engagement féministe. Cette référence aux sorcières et putains s’attaque aux stéréotypes qui collent aux basques des femmes. Elle-même (lire entretien ci-après) s’est heurtée aux préjugés du milieu artistique : entre 1984 et 1989, étudiante à la Villa Arson de Nice, elle s’est vu refuser l’accès au cours de peinture, en raison « des faibles chances qu’auraient les femmes de mener avec succès une carrière de peintre ». En réaction Ghada Amer porte, selon les mots de Hélia Paukner, « une colère persistante et créatrice ». Son rapport ambivalent aux artistes hommes qu’elle admire, mais dont elle conteste la domination systémique, éclate sur les murs du Frac. Revisitant l’histoire de l’art au féminin, elle dialogue avec les Nymphéas de Claude Monet, en grand format. Sur ses toiles, les fils colorés de la broderie, forme d’expression longtemps considérée comme mineure car reliée à l’artisanat pratiqué par les femmes, tissent un autre récit.
Vieille Charité
Le troisième volet de la rétrospective, en accès libre dans la chapelle du Centre de la Vieille Charité, expose les développements les plus récents de son œuvre sculptée. Aux formes aléatoires de ses « Pensées mexicaines », répondent de grands visages de femmes sur des cartons… coulés en bronze. Les premières, improvisations évoquant le courant surréaliste, ont été conçues avec les résidus de terre de ses cours de céramique au Greenwich House Pottery (New York), où Ghada Amer s’est formée pour intégrer le monde très masculin de la sculpture. « J’ai découvert en sculptant que j’avais une main gauche », sourit l’artiste, droitière. Les seconds immortalisent, dans un matériau exceptionnellement robuste, ce qui fait le lot de cette nomade invétérée : d’innombrables déménagements !
GAËLLE CLOAREC
Lire aussi notre l’entretien avec Ghada Amer