La directrice du Théâtre national de Strasbourg est une des figures les plus importantes de la scène théâtrale contemporaine. Programmée par le Théâtre du Gymnase hors les murs à La Criée, elle a réuni trois salles pleines pour un spectacle de trois heures qu’elle a écrit et mis en scène. Et qui s’assène comme on subit le dérèglement affolant du monde actuel.
La violence des rapports sociaux est représentée par une robe. De princesse, de mariée, de luxe. À travers elle, c’est tout l’héritage social des monarchies européennes, des empires coloniaux, du capitalisme industriel puis financier qui est représenté. La fabrique, en 8 mois de cette robe de princesse, dont le voile d’Alençon sera porté en tout 27 minutes, dit comment le rêve des uns dépend du cauchemar mortifère des autres. Car cette robe n’est pas une simple anecdote : les plus grandes fortunes françaises reposent sur l’industrie du luxe et la haute couture.
Machine narrative et scénique
Le texte de Caroline Guilea Nguyen met en place un dispositif narratif impressionnant, débutant par la fin, tragique, de la directrice de collection qui se suicide devant sa robe. Tout le reste s’écrira comme un thriller qui revient à la date de la commande, et tisse son intrigue sur trois fils, à Paris pour la maison de couture, à Alençon pour la dentelle, à Mumbai pour la broderie de perles. Trois drames s’y entrelacent également, révélant une violence structurelle faite aux femmes, aux ouvriers, aux ouvrières, par leur mari, leur patron, le système économique qui aveugle les brodeurs de Mumbai et les dentellières d’Alençon, qu’on préfère sourdes et muettes.
La mise en scène est aussi virtuose que l’écriture, fractionnée par des prises de vue en direct diffractées sur un écran omniprésent, qui donnent par contraste plus de relief et d’émotion aux scènes jouées au centre du plateau. Comme si la coexistence malsaine entre nos corps et leur image, leur voix, s’anéantissaient en se multipliant. Les gestes d’amour, de création, se heurtent à l’emprise, au chantage économique, au trafic de mémoire. Les comédiens passent d’un rôle à l’autre avec une plasticité d’autant plus virtuose qu’elle est sans démonstration. Ils incarnent les personnages complexes, campent les simples figures. Chaque changement, chaque déplacement, chaque intention, étant réglée au millimètre.
Ainsi Lacrima avance comme une machine sensible, et son impitoyable progression provoque les larmes qui coulent lorsque le monde sombre.
Agnès Freschel
Lacrima a été joué à La Criée du 10 au 12 décembre dans le cadre de la programmation hors les murs du Théâtre du Gymnase
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