Sous le prétexte de raconter l’histoire de Sister Deborah, prophétesse et thaumaturge, Scholastique Mukasonga fait de son cinquième roman paru chez Gallimard, un pamphlet contre les évangélisations successives du Rwanda où elle est née. Qu’il s’agisse des missionnaires allemands puis belges (Pères blancs nommés les « padri ») ou des pentecôtistes noirs-américains qui prêchent la venue imminente d’un sauveur noir. Le truchement du conte lui permet d’entrecroiser des faits réels remontant aux années 1930, des légendes immémoriales et un récit à la première personne : celui de la petite Ikirezi guérie de mille maux inconnus par l’apposition des mains de Sister Deborah, devenue aux États-Unis une brillante universitaire qui part sur ses traces au Kenya… où celle-ci se cache sous le nom de Mama Nganga ressuscitée d’entre les flammes du bûcher !
Saintes Écritures
Le voyage dans le temps et entre les continents est riche en rebondissements, entre mensonges, maléfices, sorcelleries, idolâtries, le tout sur fond de dénonciation d’une énième croyance asservissante pour les peuples. Même s’il s’agit, exceptionnellement, d’une prophétesse qui promet « mille ans de bonheur pour nous les femmes noires ! ». Le lecteur a parfois du mal à se retrouver dans les méandres du roman tant les personnages sont nombreux – prédicateur, chef de royaume, scribe, gardes du corps, initiées et nouvelles disciples – et le français ponctué de mots en kinyarwanda que l’écrivaine redéfinit plusieurs fois, nécessité de compréhension oblige. Il peut cependant se laisser happer par le flot continu des cérémonies religieuses dictées par les Saintes Écritures (et leur totale incongruité) et des rites tribaux qui rythment la vie du peuple rwandais. Et, sous les traits de Sister Deborah, s’interroger : le peuple est-il prêt à entendre la voix des femmes en guérilla contre le pouvoir des hommes ? Un roman peut-il bousculer l’ordre des choses au risque de semer le chaos ?
MARIE GODFRIN-GUIDICELLI
Sister Deborah de Scholastique Mukasonga
Gallimard, 16 €