Le biopic est vieux comme le cinéma mais il semble que, depuis les années 2000, le genre prolifère sur nos écrans. Avec des bonheurs divers. Artistes, sportifs, scientifiques, personnalités politiques, Piaf, Freddy, Cloclo, Oppenheimer, Simone ou Bernadette, le choix est large. Figure majeure de l’après guerre, icône iconoclaste adorée des Français, L’Abbé Pierre, qui avait pris en 89, les traits de Lambert Wilson pour Hiver 54 de Denis Amar, est incarné ici par le tout aussi convaincant Benjamin Lavernhe de la Comédie française. Dans le long parcours de la vie de l’Abbé, il joue tous les âges, entrant dans le rôle par sympathie et mimétisme : maquillage, costumes, travail minutieux sur la diction et les postures. « Tout est vrai », déclare Frédéric Tellier, suivant un des crédos du genre.
Dans une mise en scène très sage, alourdie parfois par des effets superflus, le film feuillette chronologiquement le livre du destin exceptionnel de Henri Grouès, devenu l’Abbé Pierre en 43 pour se cacher des Allemands. Fils d’un grand bourgeois lyonnais catholique qui entraînait ses fils dans des activités caritatives dominicales, à l’instar de St François d’Assise, il renonce à ses privilèges économiques, pour trouver Dieu, un sens à sa vie, ou plus simplement sa place. Accepter chacun sans rien lui demander. « Donner une voix aux sans voix », un toit aux sans toits, une dignité à chacun : ce sera sa mission jusqu’au dernier souffle.
Une traversée du siècle
Les chapitres s’enchaînent : le noviciat en 1937 d’où il est renvoyé en raison de sa fragilité physique, la guerre, la mobilisation, le front, la capitulation, la collaboration de l’Eglise avec le régime de Vichy, la Résistance, le maquis du Vercors, Hiroshima. L’après guerre, la députation, la création d’une auberge de jeunesse puis de la communauté d’Emmaüs. L’Hiver 54, l’« insurrection de la bonté » provoquée par son appel sur Radio Luxembourg. La création des Centres d’hébergement. La starification de l’Abbé sur les autels médiatiques, tous ses combats contre l’inertie, l’égoïsme, la cécité du pouvoir politique, ses engagements anti colonialistes et son burn-out qui le conduit en hôpital psychiatrique. Un chemin de croix et de bannière et un sacré pan d’histoire ponctué par des images d’archives, des scènes de terrain émouvantes, des discours et un dialogue ininterrompu avec son ami d’enfance, un François, lui aussi, toujours près de lui, au-delà de sa mort.
L’indispensable Lucie
Le film rend justice à Lucie Coutaz, interprétée par Emmanuelle Bercot. Bien moins connue que l’Abbé, pourtant déterminante dans son destin. C’est elle qui lui donne son nom pendant l’occupation, elle qui gère et chapeaute les projets, elle qui lui remet les idées en place quand il perd le sens des réalités ou se fourvoie. Co-fondatrice d’Emmaüs, elle est de tous les combats pendant 40 ans ! Henri et Lucie sans lien charnel ont formé malgré tout un vrai couple, partageant des appartements, leurs repas et les soucis communs, s’entraidant dans la vieillesse à petits pas, ensevelis l’un près de l’autre au cimetière, avec d’autres compagnons.
Bilans
A l’heure des bilans – est-ce péché d’orgueil ? L’Abbé Pierre se demande s’il a réussi à rendre le monde un peu meilleur. Ne pas pouvoir changer l’Homme, ni faire son bonheur, l’aimer seulement. Pratiquer la fraternité, la miséricorde. Est-ce suffisant ? La dernière séquence sur les SDF actuels dans les rues de nos villes pourrait faire conclure à l’impossibilité de changer les choses. Pourtant le réalisateur place l’Abbé toujours jeune, dans l’image parmi eux, nous rappelant l’aphorisme brechtien : « celui qui combat peut perdre mais celui qui ne combat pas a déjà perdu. »
ELISE PADOVANI
L’Abbé Pierre, une vie de combats de Frédéric Tellier En salles le 8 novembre